Luis Buñuel
Belle de jour (France - Italie, 1967)
Lion d’or au Festival de Venise 1967
« Buñuel est le peintre des contrastes violents, de l’ombre et de la lumière,
de la nuit et du jour, du rêve et de la lucidité. Entre ces extrêmes,
il cherche la plus grande tension. Il filme les phantasmes avec la caméra
la plus terre-à-terre. Il est matérialiste quand il parle de Dieu,
exalté, révolté, quand il parle de la société des hommes. »
Jean Collet
« Belle de jour fut le plus grand succès commercial de ma vie,
succès que j’attribue aux putains du film plus qu’à mon travail. »
Luis Buñuel (dans son autobiographie Mon dernier soupir, 1982, p. 299).
Belle de jour s'inscrit dans la continuité dans la filmographie du réalisateur. Une brique de plus dans la construction de la maison Buñuel. Encore ici, son exploration des désirs humains et des pulsions versus les contraintes sociales (souvent imposées par la religion selon Buñuel), se fait avec une distance dans le propos. Chez le réalisateur ibéro-mexicain, le message est dilué et opaque et se retrouve dans la symbolique, dans le rêve. Une double lecture est nécessaire. Voilà pourquoi Belle de jour, tout comme plusieurs autres de ses œuvres, porte le gène du surréalisme. Buñuel préfère montrer la direction vers l'espace mental de son héroïne plutôt qu'expliquer. Au final, son film est précis, taillé au scalpel, à la fois clinique et pessimiste.
L'œuvre profite également beaucoup d'un casting de rêve. Après Répulsion (1965) de Roman Polanski, Catherine Deneuve rejoue le rôle de la femme complexée, perturbée et distante. Son apparence physique impeccable, son faciès pur et sa blondeur assurent une esthétique rigide au film. Nulle autre actrice n'aurait pu jouer avec autant d'étrangeté formaliste un rôle aussi complexe. Jean Sorel en mari compréhensif, mais surtout Michel Piccoli, délicieux de sadisme, complètent une affiche fabuleuse.
[Olivier Bourque, Séquences, Septembre-Octobre 2007]
Fiche technique
Réalisation : Luis Buñuel. Scénario : L. Buñuel, Jean-Claude Carrière, adapté du roman homonyme de Joseph Kessel. Photographie : Sacha Vierny. Décors : Robert Clavel. Costumes (Catherine Deneuve) : Yves Saint Laurent. Montage : Louisette Hautecoeur. Assistant réalisateur : Pierre Lary
Producteurs : Henri Baum, Robert Hakim et Raymond Hakim
Pays d'origine : France, Italie. Durée : 101 mn. Date de sortie : 24 mai 1967 (France)
Distribution
Catherine Deneuve (Séverine Sérizy), Jean Sorel (Pierre Sérizy), Michel Piccoli (Henri Husson),
Geneviève Page (Madame Anaïs), Pierre Clémenti (Marcel), Françoise Fabian (Charlotte), Macha Méril (Renée), Maria Latour (Mathilde), Muni (Pallas), Francis Blanche (Monsieur Adolphe, le client régulier), Georges Marchal (le duc), Francisco Rabal (Hippolyte), Bernard Musson (le domestique du duc), François Maistre (le client masochiste), Stéphane Bouy (un trafiquant), Claude Cerval (le chauffeur), Iska Khan (l'Asiatique), Michel Charrel, Marcel Charvey, Dominique Dandrieux, Marc Eyraud, Pierre Marsay, Brigitte Parmentier, Antonio Passaglia, D. de Roseville, Claude Salez,
Pierre Vaudier, Louis Viret.
Récompences
- 1967 : Lion d'or au Festival de Venise 1967
Prix Méliès.
Synopsis
« Epouse d’un jeune interne des hôpitaux, Pierre Serizy (Jean Sorel), Séverine (Catherine Deneuve, géniale) n’a jamais trouvé un véritable plaisir sensuel auprès de lui. Un des amis du ménage, Henri Husson (Michel Piccoli), dandy libertin amateur de call-girls, lui glisse un jour l’adresse d’une maison clandestine. Troublée, Sévérine ne résiste pas à l’envie de s’y rendre et ne tarde pas à devenir la pensionnaire de Mme Anaïs (Geneviève Page). Elle y est appelée Belle de jour car ses visites surviennent chaque après-midi de deux à cinq heures. »
LUIS BUNUEL [http://cinema.encyclopedie.personnalites.bifi.fr/index.php?pk=12639]
Issu d'une famille bourgeoise, Luis Buñuel fait ses classes dans un collège jésuite. Après des études de sciences à Madrid, il gagne Paris en 1925 et fraye avec les premiers surréalistes.
Avant de retourner dans son pays pendant la durée de la guerre civile (1936-1939), Luis Bunuel a le temps de réaliser deux courts-métrages qui lui vaudront les louanges de Man Ray et d'André Breton: Un chien andalou (1928), dans lequel il brise les standards encore récents de la création cinématographique ; et L'âge d'or (1930), véritable pamphlet anticlérical qui donne le ton de son œuvre à venir. Envoyé ensuite en mission spéciale au Etats-Unis par le gouvernement républicain, Buñuel traîne ses guêtres à New York dans différents jobs pour subvenir à ses besoins. En 1947, il rejoint la ville qui deviendra son fief: Mexico. Il y tourne Gran casino (1947) et surtout Los olvidados (Les réprouvés, 1950) avec lequel il signe un retour triomphal en Europe lors du Festival de Cannes. Il continue néanmoins de s'opposer au régime franquiste et refuse d'aller travailler en Espagne. La France, elle, veut de lui et il surfe sur la vague du Nouveau Roman en adaptant Cela s'appelle l'aurore d'Emmanuel Roblès. En 1961, il feint d'accepter la censure de Franco en réalisant Viridiana; le film fait scandale lors de sa présentation au festival de Cannes mais obtient la palme d'or. Une fois encore, Buñuel y dénonce la préséance de la morale chrétienne sur la société occidentale et fustige le conformisme des bourgeois comme il le fera plus tard dans Le charme discret de la bourgeoisie, 1972. Censurée en Espagne, Viridiana connaît un franc succès en Europe. C'est, pour Buñuel, le temps de la maturité au cours duquel s'épanouissent toutes les facettes d'une vision du monde subversive et ravageuse; temps où l'artiste laisse libre court à l'expression de son insolence, de son irrévérence et de ses fantasmes. Avec Belle de jour (1966) et Tristana (1969), il donne à Catherine Deneuve deux rôles qui propulsent la jeune comédienne en haut de l'affiche. Les plus grands comédiens se le disputent: Jeanne Moreau pour Le journal d'une femme de chambre (1963); Delphine Seyrig et Michel Piccoli pour La voie lactée (1969), Monica Vitti pour Le fantôme de la liberté. Tous rejoignent le public dans une fascination pour cet homme affranchi de toutes modes qui empoigne la liberté et renvoie dos à dos toutes les hypocrisies. Il clôt son œuvre cinématographique en adaptant, avec son fidèle scénariste Jean-Claude Carrière, La femme et le pantin de Pierre Louÿs qui sortira en 1977 sous le titre énigmatique de Cet obscur objet du désir.
Cinéaste passionné, Buñuel ne se contente pas de réaliser ses films; il exerce toute la panoplie des métiers du cinéma. Il fait l'acteur (Un chien Andalou, En este pueblo no hay ladrones), écrit et produit nombre de ses films.
Récompences
- 1977 : Meilleur réalisateur au NSFC Award - National Society of Film Critics Awards pour le
film : Cet obscur objet du désir.
- 1974 : Meilleur scénario au BAFTA - The British Academy of Film and Television Arts pour le
film : Le charme discret de la bourgeoisie.
- 1972 : Meilleur réalisateur au NSFC Award - National Society of Film Critics Awards pour le
film : Le charme discret de la bourgeoisie.
- 1951 : Meilleur réalisateur au Festival International du Film (Cannes) pour le film :
Los olvidados
BELLE DE JOUR : L’ÉDUCATION FRANÇAISE
Le thème de la prostitution occasionnelle devait être à la mode à deux ans de la formidable explosion de Mai 68, encombrant héritage… Tandis que Godard, toujours en avance d’une révolution ou deux, brosse via Deux ou Trois Choses que je sais d’elle… une chronique aux accents documentaristes de la ménagère de banlieue complétant le budget familial en faisant des passes de 4 à 6, Buñuel, à l’instar de Kessel, déplace le fond du problème sur le terrain des 5 à 7 et des frustrations bourgeoises qui en constituent souvent l’origine : Séverine, incarnation absolue de la Parisienne rive Gauche, ne se prostitue pas pour l’argent, mais pour suppléer aux carences d’une existence à la fois confortable (elle ne manque objectivement de rien) et aliénante (sa vie de femme mariée ne lui a pas permis de se mettre en règle avec ses désirs les plus intimes).
C’est bien l’histoire d’une quête – sur fond de refoulement permanent – que Buñuel retrace en une heure et demie, Séverine cherchant à retrouver la souillure " originelle " là où d’autres passent leur existence entière à tenter de retrouver l’innocence perdue. Recherche nécessairement voué à l’échec, " l’Autre " (le client, interchangeable malgré la multiplicité des profils et des perversions) se trouvant lui-même, presque par définition, confronté à l’unicité de ses propres fantasmes. Lorsque après moult déceptions, Marcel-Clémenti apporte à Séverine la révélation tant attendue, c’est au prix d’un amour inconditionnel mais destructeur (il y laissera la vie et Pierre, ses yeux et ses jambes) dans lequel sombreront les dernières illusions de la jeune femme. Trente-six ans auparavant, Buñuel tournait le très subversif L’Âge d’or, manifeste surréaliste s’il en fût, et, ce faisant, semblait s’approprier l’aphorisme de Breton selon lequel la beauté serait convulsive ou ne serait pas. Une vie d’homme et trente films plus tard, la beauté n’est plus qu’un leurre glacé, éventuellement bon à tartiner de boue, tel le visage magnifié – façade rassurante et trompeuse – de Catherine Deneuve (cela vaut aussi pour Jean Sorel), et que seule la perversité conjuguée des anges noirs du film, Anaïs, Marcel et Husson, parviendra, non sans mal, à faire voler en éclats.
Olivier Bourque [Séquence, n° 250 (Septembre-Octobre 2007)]
CATHERINE DENEUVE SUR LE TOURNAGE DE BELLE DE JOUR
« J'ai eu beaucoup de réticences, le tournage a été difficile avec Buñuel. Le film était écrit comme on le voit. Peu de choses montrées, beaucoup d'entre elles suggérées. Quand on a tourné, je sentais que les frères Hakim et Buñuel ne voulaient pas faire le même film. C'était une situation très délicate pour moi ! Buñuel ne me parlait pas beaucoup. Il n'avait que les frères Hakim comme interlocuteur. Je sortais de plusieurs tournages avec des auteurs comme Demy avec qui nous discutions des rushes que nous visionnions. Alors, se retrouver en studio entre les frères Hakim et Buñuel me donnait le sentiment d'être assez seule. Ma sœur m'avait beaucoup aidé à l'époque parce que j'étais assez démoralisée ! »
PAUL VERHOEVEN SUR BELLE DE JOUR
(extrait de Selon Verhoeven, traduit du néerlandais par Harry Bos). [cinematheque.fr]
« La question qui se pose à propos de ce film est toujours la même : tout cela n'est-il qu'un rêve ? C'est en raison de ce mélange de flashbacks, de fantaisies érotiques et surtout de cette fin inhabituelle, mais on peut distinguer avec précision faits et fiction. La scène la plus typique est sans doute celle où un Asiatique se présente comme client dans la maison close. Il apporte une mystérieuse petite boîte : en l'ouvrant, il en sort un son bourdonnant et aigu. Est-ce un mécanisme ? Est-ce un être vivant ? On ne le saura jamais. L'Asiatique en parle, mais son texte n'est délibérément pas traduit, peut-être s'agit-il même de faux chinois. On ne verra que le couvercle, et la blague surréaliste se trouve là. Buñuel nous laisse imaginer ce qui se trouve dedans, comme s'il testait notre propre fantaisie perverse. Tout ce qu'on peut imaginer à propos de la sexualité repose sur un fond de vérité. Une pareille boîte se trouvait d'ailleurs déjà dans Un chien andalou, le manifeste surréaliste que Buñuel tourna en 1929 avec Salvador Dalí. Ce n'est pas pour rien que Buñuel est le maître de la continuité cachée. À propos de fantaisies sexuelles : il y en a plein dans mon propre long métrage Business is Business (1971). À l'époque, je ne réalisais pas que les clients dans Business is Business ressemblent étonnamment à ceux de Belle de jour. »
Filmographie partielle de Luis Buñuel
Assistant-réalisateur
1926 : Mauprat de Jean Epstein
1926 : Carmen (second assistant)
1927 : La Sirène des tropiques
1928 : La Chute de la maison Usher
Réalisateur (Buñuel a participé au scénario de tous les films qu'il a réalisés)
1929 : Un chien andalou (court métrage).
1930 : L'Âge d'or.
1933 : Terre sans pain (Las Hurdes ou Tierra Sin Pan) (court métrage).
1950 : Los Olvidados.
1951 : Susana la perverse (Susana, demonio y carne).
Don Quintin l'amer (La Hija Del Engaño)
2e adaptation par Buñuel de la pièce de Carlos Arniches
1953 : L'Enjôleuse (El Bruto).
Tourments (Él).
1954 : Les Aventures de Robinson Crusoé (Aventuras De Robinson Crusoe).
On a volé un tram (La Illusión Viaja En Tranvía).
Les Hauts de Hurlevent (Abismos de Pasión, Cumbres Borrascosas).
1955 : Le Fleuve de la mort (El Río y la Muerte).
La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (Ensayo De Un Crimen).
1956 : Cela s'appelle l'aurore.
La Mort en ce jardin (La Muerte En Este Jardín).
1959 : Nazarín.
La fièvre monte à El Pao (Los Ambiciosos).
1960 : La Jeune Fille (The Young One, La Joven).
1961 : Viridiana.
1962 : L'Ange exterminateur (El Ángel Exterminador).
1964 : Le Journal d'une femme de chambre, d'après le roman éponyme d'Octave Mirbeau.
1965 : Simon du désert (Simón Del Desierto) (moyen métrage).
1967 : Belle de jour.
1969 : La Voie lactée.
1970 : Tristana.
1972 : Le Charme discret de la bourgeoisie.
1974 : Le Fantôme de la liberté.
1977 : Cet obscur objet du désir.