Krishna

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Les Dents de la Mer

Mercredi 7 octobre 2015 à 20h
Cinéma Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
Cycle "Monstres marins"
Les dents de la mer (Jaws)
Steven Spielberg (USA - 1975)
Oscar du Meilleur son, de la Meilleure Musique originale et du Meilleur montage.

« Toutes les nuits, je rêvais qu’on en était au quatrième jour de tournage.
Je me réveillais avec l’impression que mon cerveau allait exploser.
J’allais boire un verre d’eau et j’essayais de me calmer.
Quand je me rendormais, même rêve. J’étais hanté. »
Steven Spielberg 

Martin Scorsese sur Steven Spielberg.
" Steven Spielberg est un pionnier: il est l'équivalent moderne de ceux qui, les premiers, ont donné vie au cinéma. Depuis 40 ans, il invente et réinvente le cinéma en ouvrant un avenir sans limite. Je suis fasciné par son talent, son incroyabe sens du cadre, la manière dont il orchestre le mouvement, la lumière et la couleur. Je suis ému par son extraordinaire progression en tant qu'artiste. Il a gagné en profondeur, en prenant des risques que personne d'autre n'aurait pris. Je suis émerveillé par sa capacité à doter l'écran d'une forme de sidération, à travers des images authentiquement transcendantes - il n'y a pas d'autre façon de les décrire. C'est l'un des dons les plus rares; il est perceptible tout au long de son oeuvre."

Terreur de l'invisible
Les caprices du requin [son mécanisme électrique se grippe au contact de l'eau] réduisant considérablement les possibilités de le montrer à l'écran, Spielberg transforme ces dysfonctionnements techniques en une idée de mise en scène: ce n'est pas parce qu'on ne le voit pas que le requin n'est pas présent. Suggéré, il n'en sera que plus inquiétant. Le cinéaste, contraint d'abandonner la plupart des story-boards et la plupart des plans où les acteurs devaient interagir avec la créature, les troque contre une palette élargie de figures de style suggestives.
Le premier effet mis en oeuvre est celui produit par une caméra subjective sous-marine qui, dès le générique, donne le point de vue, sinon d'un requin (qu'en savons-nous à ce moment-là ?), du moins d'une créature monstrueuse et agressive, effet amplifié par le motif à deux notes répétées de John Williams, responsable, selon Spielberg, de soixante pour cent du succès du film. Le tandem caméra subjective sous-marine/thème musical associé au requin permet à la mise en scène certains de ses plus irrésistibles épanouissements. Il applique la définition du suspence classique selon Hitchcock, au sens le plus strict: le public, conscient de la menace, est "en avance" sur des personnages qui l'ignorent. La séquence d'ouverture en est l'illustration la plus évidente. Le plan subjectif sous-marin, accompagné des accords inquiétants ad nauseam de Williams, suggère déjà un danger venant des profondeurs. Lorsque la jeune femme plonge dans l'eau, rompant le calme intimidant de l'océan, la connexion se fait instantanément, et le public frémit, anticipant la catastrophe.
CLEMENT SAFRA, Dictionnaire Spielberg (Vendémiaire, 2011), p. 97.

Il est communément admis que le succès des Dents de la mer inaugure l’ère nouvelle du "blockbuster", 
celle des succès estivaux de grande ampleur, misant de grosses sommes sur une sortie massive et un usage inédit de la publicité et des produits dérivés. Le terme, utilisé durant la Seconde Guerre mondiale pour qualifier des bombes capables de souffler un quartier entier, identifie dans le milieu du théâtre un succès capable d’écraser toute concurrence. Dans les années 1950, il sert également de surnom au boxeur Rocky Marciano – The Brockton Blockbuster –, mais aussi à signaler des succès de librairie et, dix ans déjà avant la sortie des Dents de la mer, un film au budget conséquent.[...]

Serge Daney propose une lecture psychanalytique de Jaws, où l’apparition du requin vient punir et suspendre toute tentative de rapports sexuels: 
Ouverture. La nuit, sur une plage : des jeunes chantent, boivent, fument. Eméchés (défoncés ?), deux vont pour se baigner nus et se promettre bien du plaisir. Vexée, la mer(e) délègue son requin et envoie ses dents. De celle qui « fut la première » et qui crawle avantageusement sur les affiches du film, il ne restera au matin qu’un tas de chair immonde. A partir de là, tous les rapports sexuels sont suspendus. Au cours d’une scène grotesque, la femme du flic [...] propose à son mari de « se saouler et de batifoler ». Haut-le-cœur du flic et rires des spectateurs : ignore-t-elle, cette idiote, qu’elle pourrait bien être « la deuxième » ?
Doit-on considérer, avec Daney, que la représentation de la morale puritaine est le ressort majeur du film ? D’autres obsessions traversent Les Dents de la mer et infléchissent sa narration. Quint, le marin, avoue ainsi avoir participé au convoyage de de la bombe A qui a détruit Hiroshima. Avalé par le requin, il paie de sa vie son concours à la guerre atomique. En chassant le squale, Brody et Hooper, plus jeunes, sont engagés dans une lutte contre un ennemi longtemps invisible, qui maîtrise parfaitement l’élément naturel, rappelant aux spectateurs US des seventies l’efficacité de l’Armée populaire dans la jungle vietnamienne.
LOIC ARTIAGA

Jaws n'est donc pas seulement un film catastrophe ni un film d'aventure, c'est un film d'horreur et d'épouvante, c'est un film fantastique autant que l'était Duel (USA, 1971) parce qu'ils reposent tous deux sur un réalisme strict permettant au fantastique comme esthétique de la peur de surgir d'autant plus efficacement. D'où l'emploi final du même son grave, insolite qui signifie l'identité fonctionnelle des monstres comme producteurs de peur, issus des profondeurs et y retournant sans avoir livré à aucun moment leur secret. Inutile de dire que jamais plus Spielberg ne retrouvera une telle inspiration, mis à part à l'occasion de l'ouverture géniale dans le cimetière de Saving Private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan, USA, 1998) dont la mémoire de la peur, et la venue d'une nouvelle peur de la peur, sont à nouveau les objets donnés comme essentiels. Dans Jaws comme dans Duel, la mise en scène de Spielberg est brillante parce que sobre, ne livrant sa virtuosité technique qu'à bon escient, soucieuse d'économiser ses effets pour mieux les intégrer à une trame d'ensemble rigoureuse strictement nécessaire au développement du récit. Mis à part un plan, celui du bateau de Quint quittant le port entre des dents de requin qui évoque pesamment un plan un peu similaire qu'on avait pu voir dans Moby Dick (USA, 1956) de John Huston. Mais ce plan est si bien photographié qu'il réussit à se faire pardonner tant le reste est entièrement original et inspiré. Autre signe qui ne trompe pas : la musique de John Williams est devenue légendaire, aussi célèbre et indissociable de Jaws que celle de Bernard Herrmann pour Psychose (USA, 1960) d'Alfred Hitchcock.
FRANCIS MOURY

On trouvera aussi en attachés ci-dessous l'intégralité des articles de Loic Artiaga, de Francis Moury ainsi qu'un article sur l'adaptation cinématographique du film, un article sur la vraie histoire des Dents de la mer et une analyse de la musique du film par Alexandre Tylski .

Le Quiz !

Merveilleux cinéma, dont la fréquentation donne cette curieuse impression de sortir des limites de sa propre existence, de se dépasser. Merveilleux cinéma dont l'histoire se continue après que le mot Fin s’est effacé.
« Sur l’écran d’un bleu irréel, devenu vide, maintenant nous pouvons nuager.»
Jean-Marie G. Le Clézio [in Ballaciner].

Mercredi 30 septembre 2015 à 20h
Bar à l'ouest (5 place Sainte-Claire, Grenoble)

Présentation de la saison 2015-2016
entrecoupée de QUIZ "Cinéma" à la portée de tous.
Venez nombreux à cette soirée festive: toute l'équipe du Ciné-Club de Grenoble
vous attend avec de nombreux cadeaux.
 
L'entrée est libre !

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La Fièvre dans le Sang

Mercredi 25 mars 2015, 20h
La Fièvre dans le sang / Splendor in the Grass
Elia Kazan (USA - 1961)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

« Je crois que, de tous mes films, c'est le film qui a le plus de maturité dans son dénouement.
Quand elle lui rend visite chez lui et qu'il est marié - il y a quelque chose là qui est beau.
Je ne le comprends pas vraiment. Cela va plus loin que tout ce que j'ai fait - c'est venu comme ça."
Elia Kazan, Le plaisir de mettre en scène, G3J (2010), p. 227]

Elia Kazan vu par ses pairs
Pour Stanley Kubrick, dans les années 50 il [Elia Kazan] était « le meilleur metteur en scène que nous ayons en Amérique ». Robert Aldrich le considérait alors comme « le plus audacieux de nous tous dans les choix de ses sujets ». Nicholas Ray, en écho à la majorité de ses confrères, voyait en lui le plus grand directeur d’acteurs aux Etats-Unis ; et John Cassavetes, au milieu des années 70, n’aurait accepté de jouer que sous sa direction. La jeune critique française n’était pas en reste : François Truffaut louait Baby Doll, Robert Benayoun A l’Est d’Eden, Roger Tailleur Le Fleuve sauvage, et Jacques Rivette La Fièvre dans le sang. Elia Kazan n’a cessé, depuis, d’exercer son pouvoir magnétique, suscitant l’admiration de cinéastes aussi divers que Marguerite Duras ou Catherine Breuillat, et influençant la génération des indépendants américains dans les années 70. Ce sont Martin Scorsese et Robert De Niro, ses héritiers, qui lui remirent son Oscar d’honneur à Hollywood en 1999.
Dossier Elia Kazan, Positif, n° 518 (avril 2004).

Le cinéma d'Elia Kazan
Savoir gré à Kazan d’avoir découvert Brando et James Dean, deux acteurs de légende qui ont déplacé un temps l’imaginaire d’Hollywood, ce qui n’est pas rien. Se rappeler que c’est Kazan qui leur a permis, à l’un comme à l’autre, de signer au moins un bon film : Un tramway nommé désir, avec sa belle théâtralité, et A l’est d’Eden, le seul James Dean où passe un souffle de vérité, et qui vaut bien l’interminable slogan d’images de Nicholas Ray, La Fureur de vivre. Kazan était aussi amateur de femmes, de jolies femmes. Dans Splendor in the Grass (La Fièvre dans le sang), il suffit de quitter l’attachante Natalie Wood, la fiancée d’amour de Warren Beatty, de s’attarder plutôt sur les deux autres filles du film pour s’en convaincre. Quand le jeune Beatty abandonne sa fiancée par lâcheté de classe, il épouse une belle Italienne, jouée par la ravissante et sensuelle Zohra Lampert. Mais c’est la sœur de Warren Beatty qu’il faut regarder. Dans le film, elle se suicide. Dans la vraie vie, le cancer l’a emportée. C’est Barbara Loden, l’une des nombreuses épouses de Kazan, et l’auteur de Wanda, l’un des seuls vrais autoportraits de femme du siècle dernier (avec Deux fois de Jackie Raynal et Je, tu, il elle, de Chantal Akerman). Louis Skorecki, Libération (Mardi 17 décembre 2002).

Délicat et cruel, un des plus beaux films d’Elia Kazan
Placé entre Le Fleuve sauvage et America America, La Fièvre dans le sang appartient à la meilleure période, éperdue et vigoureuse, de Kazan. Dans les années 30, un jeune homme et une jeune fille voient leur histoire d’amour entravée par la morale puritaine qui interdit jalousement l’assouvissement des désirs. Les effets maladifs du puritanisme, lorsque l’oppression provoque une honte de soi qui mènera la jeune fille à la dépression et le jeune homme à la rage, sont ici poussés à leur comble, sous un versant étonnamment intime dans le cadre d’un cinéma encore hollywoodien. Natalie Wood offre ses traits impétueux à cette jeune fille, tandis que le physique de jeune premier blanc-bec de Warren Beatty se prête génialement à la souillure. Le système de l’Actors Studio est utilisé de manière paradoxale, à la fois magnifié et délaissé : il sert l’intensité de la représentation de la névrose tout en étant tenu à distance par la critique du système social qui a créé ces souffrances juvéniles. La vraie cruauté n’est pas celle de la stagnation névrotique, mais celle du changement d’époque. Autrement dit, les décors naturels et le temps qui passe imposent à la fois une réelle cruauté et une réelle liberté à des personnages qui seraient artificiellement condamnés dans le système du huis clos (du type, disons, d’Un tramway nommé désir). La mise en scène associe la maîtrise olympienne du temps, qui périme sans pitié les croyances morales d’une époque, et le sens du détail calamiteux, qui sanctionne les thuriféraires de cette même époque (le suicide miteux du père magnat). L’épilogue, qui déploie main dans la main le tact et la cruauté, met face à face, des années plus tard, Warren Beatty et Natalie Wood. Elle, encore convalescente, est sortie victorieuse de l’épreuve, lui, amoindri. La commune compréhension de ce qui fut le sacrifice de leur jeunesse les unit avant que la commune compréhension d’une issue opposée ne les sépare, cette fois définitivement.
Axelle Ropert, Les Inrockuptibles, n° 594 (16 août 1970).

Café Lumière

Mercredi 18 mars 2015, 20h
Café Lumière / Kôhi jikô
Hou Hsiao-hsien (Japon/Taïwan - 2004)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

Ce Café Lumière, beau comme un matin prometteur.”
Sylvain Coumoul [Cahiers du Cinéma, n° 596 (déc. 2004), p. 30-32].

Le tout compose une mélodie d’une telle douceur, d’un tel naturel ;
la ligne du film est si claire, si pure que le réel suscite un effet de
stupéfaction, voire de fascination.”
Jean-Christophe Ferrari, [Positif, n° 526 (déc. 2004), p. 6-7].

Hou Hsiao-hsien sur son film
« Le grand studio japonais Shochiku m'a proposé d’écrire et de réaliser un long métrage à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Yasujirô Ozu. Jamais je n'aurais imaginé avoir un jour une telle chance. Je suis un réalisateur taïwanais. Même si je suis allé une vingtaine de fois au Japon au cours de ces vingt dernières années, je n'y habite pas. J’y suis un étranger. C’est donc instinctivement que je remarque les particularités du pays et de ses habitants. Dans mon observation de la vie japonaise, j’allais prendre un risque considérable : celui de passer à côté de la réalité. Or, je suis persuadé que la vérité du quotidien constitue la véritable base d'un film... Je craignais donc que ma perception du pays ne paraisse quelque peu superficielle. Mais finalement, c’est en termes très simples que je me suis interrogé : pourquoi tourner, moi, un film japonais ? Dans une langue que je ne comprends pas... Ma réponse fut plus simple encore : parce que j'en avais le désir. Et de tout mon cœur. »

Extraits de la critique de Vincent Ostria
L’Asie ! l’Asie ! l’Asie ! l’Asie !… C’est par cette exclamation mallarméenne qu’on pourrait célébrer le cinéma d’Extrême-Orient, fer de lance culturel du changement de polarité mondiale qui s’annonce. A l’est toute ! Radicalisme esthétique rime désormais avec Asie. Après l’amour en fuite de 2046, la maladie tropicale thaïe, la cyber-innocence d’Oshii, voici que Hou Hsiao-hsien construit un pont entre deux écoles asiatiques, entre deux îles, la sienne, Taiwan, et le Japon. Le prétexte officiel de Café Lumière est une commande de la Shochiku dans le cadre d’un hommage à Yasujiro Ozu, mort il y a quarante et un ans. Ce n’est certes pas un hasard si l’on s’est adressé à HHH. Voilà longtemps, nous avions décelé des airs de famille entre le cinéma de Hou et celui de Ozu. Dans ma critique de Un temps pour vivre, un temps pour mourir, je voyais l’influence d’Ozu dans cette tendance de HHH " à mettre les choses à plat, ce filmage frontal et ce goût du plan-séquence ". Je terminais mon article ainsi : " Il est clair que HHH n’a qu’un but, le plus ambitieux : faire entrer toute la vie dans un film." Réflexion à laquelle fait écho celle de Hou sur Ozu : " Il ne raconte pas de simples histoires familiales, son propos est plus ample. Ozu raconte le Japon tout entier…"[...]
Café Lumière donne à voir le réel avec une acuité aveuglante, tout en montrant une relative sérénité par rapport aux films précédents du cinéaste, dont le moteur était l’inquiétude. Trivialité de la vie de Yoko, cernée avec autant de maniaquerie que de poésie. On ne peut pas oublier un détail aussi gracieux que la manière dont elle drape son rideau au lieu de le tirer complètement. Mais on ne peut pas pour autant parler de vérisme. Sur ce plan, HHH est battu par une cinéaste coréenne, Gina Kim, dont le journal filmé a un sens de la banalité presque insoutenable. Avec Café Lumière, on voit simplement mieux. On voit le monde comme dans une loupe, plus profondément, plus intensément que dans n’importe quel autre film. Le plan récurrent d’immeubles et de voies superposées où se croisent différents trains ­un peu l’équivalent des plans de coupe paysagers chez Ozu ­possède une extraordinaire force expressive. C’est de l’hyperréalisme en 3D. Pour HHH, Café Lumière est sans doute une œuvre de transition, peut-être en raison même de cette limpidité extrême. Beaucoup de silences et de non-dits, certes, dans la famille de Yoko, mais pas de réelle zone d’ombre ni de manipulation. Le film décrit un entre-deux, un moment de latence chez les personnages. Yoko attend un enfant, elle ne sait pas encore ce qu’elle va faire. Repartir (à Taiwan) ou rester ? Son père remarié reste mutique ; son copain Hajime est un peu flasque. Hou Hsiao-hsien ne fait que passer au Japon, comme un usager des transports en commun. Et peut-on rêver d’un meilleur transport en commun au Japon que ce film, qui nous plonge dans la fascination du "vierge, du vivace et du bel aujourd’hui" ?
[Les Inrocks, 01 janvier 2004]

Les Amours Imaginaires

Mercredi 11 mars 2015, 20h
les Amours imaginaires
Xavier Dolan (Canada - 2010)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

Xavier Dolan n'est pas un génie. Ce n'est pas non plus un fumiste ni une saveur du mois. C'est un réalisateur, un vrai, un cinéaste jeune qui fait des films de son âge une qualité plus rare qu'il n'y paraît dans une industrie nord-américaine où des quinquagénaires font, en série, des films prétendument pour ados. Réglons la question de l'âge : Truffaut avait 26 ans lorsqu'il écrivit Les 400 coups, Carax en avait 23 lors du tournage de Boy Meets Girl et Forcier, également 23, lorsqu'il conçut Le retour de l'immaculée conception. Il est curieux qu'à notre époque où le jeunisme fait loi, on s'étonne de ce qu'un créateur de moins de 30 ans ait quelque chose à dire et sache comment le dire. Avec ses intuitions flamboyantes et ses maniérismes agaçants, avec sa fausse désinvolture et sa sincérité maquillée, Les Amours imaginaires confirme que Dolan est un cinéaste affirmé qui a un univers, une voix, un vrai regard sur le monde. C'est déjà beaucoup, à n'importe quel âge.[...]
Nous sommes ici au cinéma, pas dans la littérature filmée, ni dans la sociologie en images. Les personnages des Amours imaginaires n'existent qu'à l'écran, et seulement dans le contexte de cette histoire de triangle amoureux. Leur travail, leur famille, leurs amis, leur passé, leur avenir n'ont aucune importance. Ne compte que ce flux amoureux qui circule et l'univers dans lequel il s'inscrit qui, bien avant d'être à Montréal, en 2010, est celui de la planète cinéma. Musset, Dalida, Koltès, Michel-Ange, le Bauhaus sont appelés, mais ce sont les citations au 7e art qui forment le coeur de cet opus créé par un enfant de l'image. Né en 1989, Dolan n'est pas seulement un enfant de Musique Plus et du web, il est le fruit d'un siècle d'images qui, de Man Ray à Gus Van Sant, en passant par Audrey Hepburn, James Dean et Cocteau, trouve ici une expression aussi tendance qu'assumée. Les citations abondent, mais elles sont porteuses de sens. [...]
Cinéaste d'aujourd'hui, il sait filmer l'attente, le désir, la frustration, mais aussi les arbres, les ombres et les nuques. On zyeute ces dernières, on les caresse, on les gratte, on les tend : sous l'oeil amoureux de la caméra, la nuque devient une métaphore du désir. Ce n'est pas l'idée du siècle (on se souviendra, entre autres, de celle de Vanessa Paradis dans Noce Blanche, et de celle de Paul Newman, dans tous ses films), mais c'est une idée de cinéma qui atteint son but. Ceci dit, les « défauts » du cinéaste ne sont pas ceux qu'on retrouve souvent dans le cinéma québécois (images léchées, message appuyé, récit laminé par le rouleau compresseur des institutions). Ce ne sont pas non plus ceux du cinéma français ou ceux du cinéma américain, indépendant ou non. Nord-américain de sensibilité européenne (comme dit l'autre!), Dolan a des défauts qui lui appartiennent et le définissent. Si ce n'est pas la marque d'un créateur... Tout en jouant à fond la carte de la séduction, fût-elle à rebrousse-poil, il n'essaye pas de plaire à tout le monde et à son voisin. Et l'urgence palpable dans Les Amours imaginaires (tout comme dans J'ai tué ma mère) apporte un vent de fraîcheur salutaire dans un cinéma national trop souvent consensuel. Avis aux intéressés, ce film-ci ne fera pas l'unanimité, et c'est tant mieux.
[Extraits de l'article d'Eric Fourlanty qu'on peut lire dans son intégralité dans le fichier en attaché].

Masculin, Féminin

Mercredi 4 mars 2015, 20h
Masculin, féminin
Jean-Luc Godard (France - 1966)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

Masculin féminin est " un film qui invente le reportage imaginaire dans la réalité
ou le reportage réel dans l'imagination: quelque chose qui serait au
cinéma narratif ce que 
Nadja de Breton est au roman."
Alain Jouffroy [Dossier de presse du film].

Jean-Luc Godard sur son film
" Je suis un enfant de la décolonisation. Je n’ai plus aucun rapport avec mes aînés qui sont les enfants de la Libération, ni avec mes cadets qui sont les enfants de Marx et de Coca-Cola. C’est le nom que je leur donne dans le film. Ils sont influencés par le socialisme, pris dans un sens économique très moderne, et par la vie américaine. La lutte des classes n’est plus telle qu’on nous l’a apprise dans les livres. Autrefois Mme Marx ne pouvait pas être mariée avec M. Coca-Cola, aujourd’hui on voit beaucoup de ménages comme ça."
[JLG, Le Monde, 22 avril 1966].

Edgar Morin surMasculin féminin
Jusqu'à là, on pensait que l'au-delà de la fiction était le documentaire, et que l'au-delà du documentaire était le film de fiction. Ici, avec Masculin féminin, nous sommes en même temps au-delà du réalisme de fiction et du cinéma-vérité documentaire, c'est pour moi la première réussite de ce cinéma-essai qui depuis des années se cherche.
Antoine de Baecque, Godard, Biographie [Pluriel, 2011, p. 308].

La présentation du film par Antoine de Baecque
Si Masculin féminin est juste, c’est qu’il parvient à saisir les signes éphémères du contemporain à travers le prisme de l’enquête. L’enquête est présente à l’image, mais elle est également source d’information, objet de critiques, et méthode de travail, puisque le cinéaste a réuni l’essentiel de sa matière et de ses dialogues en interviewant lui-même les cinq acteurs principaux de son film :
J’ai parlé avec eux, avec elles, et c’est le texte des interviews qui sert souvent de dialogues. Il est plus facile de parler avec les jeunes qu’avec les adultes, qui ont trop de problèmes personnels à résoudre. Ce qui m’a frappé, c’est leur manque de précision sur les sujets graves, le refuge permanent dans les généralités. Les filles d’aujourd’hui parlent toujours par généralités, sauf si on leur demande quelle marque de bas elles portent, ou quel genre de soutien-gorge. Mon film pourrait s’appeler À la recherche des enfants des années 60. Masculin féminin inaugure en ce sens une nouvelle série chez Godard, l’enquête sociologique. Mais celle-ci finit toujours par être un échec, même si elle parvient à souligner des vérités profondes, sans pour autant atteindre à la description « objective » d’un groupe social ou d’une situation donnée. C’est là une façon de filmer l’enquête en même temps que sa critique. Alain Jouffroy, critique d’art qui écrit un texte sur Masculin féminin à la demande de Godard, pour le dossier de presse, parle « d’un film qui invente le reportage imaginaire dans la réalité ou le reportage réel dans l’imagination : quelque chose qui serait au cinéma narratif ce que Nadja de Breton est au roman ». Ainsi Jean-Pierre Léaud mène-t-il l’enquête, après avoir été vaguement journaliste et écrivain. Il travaille pour l’IFOP et fait parler : « À quoi rêvent les filles à Paris ? » Il rencontre « mademoiselle 19 ans », Elsa Leroy, jeune femme qui vient d’être élue la plus représentative par le magazine Mademoiselle âge tendre, et l’interroge. « Dialogue avec un produit de consommation », dit le carton, impitoyable.
[On peut lire l'article d'Antoine de Baecque dans le fichier en attaché].

Taxi Blues

Mercredi 25 février 2015, 20h
En partenariat avec DROUJBA 38 - Amitié France Russie
Taxi Blues
Pavel Lounguine (France / URSS - 1989)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

« Lorsqu'il y a dix ans tout le monde était euphorique sur la Pétrestroïka,
j'ai réalisé
Taxi Blues, un film sur la tragédie de cette liberté,
sur les maux qui pouvaient survenir.
Les dix années écoulées ont prouvé que je n'avais pas tort. »
Pavel Lounguine.

Pavel Lounguine est né le 12 juillet 1949 à Moscou, d'un père scénariste et d'une mère traductrice. Il est de nationalité russe et française. Il s'établit en France en 1990 et tourne, avec des producteurs français, des films sur la Russie. Après des études de mathématiques et de linguistique à l'Université entre 1965 et 1971, Pavel Lounguine intègre la VGIK, l'école de cinéma de Moscou. En 1990, son premier film, Taxi Blues, sur l'amitié entre un chauffeur de taxi et un saxophoniste en déboires, est très bien accueilli par la critique et remporte le prix de la mise en scène au Festival de Cannes. Dix ans plus tard, La Noce obtient une mention spéciale décernée à l’ensemble des acteurs à Cannes. Pavel Lounguine s'intéresse aux changements radicaux de son pays à la suite de la chute du communisme, ce qu'il veut communiquer dans ses films.

Pavel Lounguine à propos de Taxi Blues
Quand je regarde votre film, je suis très proche du cinéma soviétique par mes origines et aussi par goût. Vos personnages me font penser à des personnages de Dostoievsky. Peut-être allez-vous rire de moi?

— P. Lounguine: Je vais plutôt rire de moi, en me comparant à Dostoievsky. Vous savez, Dostoïewsky est devenu un archétype. Quand il y a quelque chose de bon dans la littérature russe, on dit que c'est du Tolstoï. Quand il y a quelque chose de dur, de mélangé, d'un peu psychopathe, on dit que c'est dostoïevskien. C'est vrai que, dans mon chauffeur de taxi, il y a quelque chose des frères Karamazov, c'est-à-dire un être illogique. Toutefois, je ne pense pas que ce soit des personnages qui relèvent de Dostoievsky, mais plutôt de la réalité de notre vie. Il faut savoir que Dostoievsky refléchit aussi la réalité qui l'entourait. Il faut dire que cette réalité n'a pas beaucoup changé. Plus on voit le chemin historique de la Russie, plus on voit que la révolution d'Octobre, qui a massacré et tué beaucoup de gens innocents, était dévorée par cette tradition russe à laquelle on n'échappe pas. On a fini par reproduire de nouveau ce régime étrange, un peu asiatique, un peu européen, où tout est mélangé et demeure traditionnellement russe.
Vous sentez-vous profondément russe? Si oui, qu'est-ce que cela veut dire? 

— P. Lounguine: Il faut que je me démasque, parce que je suis un Juif russe ou bien un Russe juif, je ne sais pas. Je suis Juif, mais je ne suis pas religieux. Je ne parle pas la langue. J'ai été élevé dans la culture et la langue russes, mais en même temps il ne faut pas oublier que l'antisémitisme existe toujours. Maintenant, il redevient de plus en plus fort. En Russie, on n'oublie pas que je suis Juif. En fait, je suis Juif par la force de l'antisémitisme. Alors je me sens fort et absolument Russe. Dans mon film, je voulais faire sentir comment tout est mélangé, confondu. Qui je suis? Je ne le sais pas réellement. Je ne suis pas du tout nationaliste. La culture d'Amérique et du Canada m'est très proche. Ce n'est pas une question de sang. Ce qui est important, c'est de savoir qui tu es et qui tu veux devenir. Mon musicien juif, c'est quelqu'un qui fait des choses à la Russe: il boit, il vend des fringues, il oublie tout, mais c'est aussi un Russe qui aime l'argent. En fait, toutes les idées et clichés que les gens ont dans la tête pour définir les Russes ne reflètent plus rien et ne sont donc plus cohérents. Qui suis-je? J'ai fini par me dire que je suis Pavel Lounguine avec tous ses complexes, sa folie, ses raisons et ses idées.
                   Minou Petrowski [Séquences : la revue de cinéma, n° 149, 1990, p. 34-35].

L'Eclipse

Mercredi 11 février 2015, 20h
L'Eclipse  / L'eclisse
Michelangelo Antonioni (Italie / France - 1962)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
 
"Je veux bien qu'Antonioni soit le poète de l'Ennui. Mais que cet Ennui
commence par une majuscule; et qu'on y mette autant que Baudelaire y a mis."
Jean-Louis Bory [Des yeux pour voir, 10-18, UGE, 1971, p. 36-40]

 

Alberto Moravia sur L'ÉCLIPSE [Cinéma 62, n° 67 (Juin 1962), p. 69-73.]
Dans L'ÉCLIPSE, la maturité artistique du metteur en scène est surtout visible dans les rapports d'Antonioni avec la matière: des rapports libres, équilibrés, mesurés. Dans tous les arts, ce genre de rapport se manifeste assez tard, lorsque l'artiste a su surmonter son inexpérience, son impatience et son désir de possession. Antonioni fait penser à ces oiseaux solitaires qui répètent nuit et jour les seules notes qu'ils savent chanter. Dans tous ses films il nous a toujours répété les mêmes notes. Dans L'ÉCLIPSE il a réussi à les chanter mieux que jamais, d'une voix plus claire, plus haute, plus ferme.
Le sujet du film est très mince. Plutôt que de raconter une histoire, on dirait qu'Antonioni s'est borné à prélever un échantillon de la réalité et à le soumettre à l'examen de la caméra: il a découvert des traces de corruption provoquée par cette maladie si répandue actuellement et qui s'appelle aliénation: un mot d'origine marxiste.[...]
Nous nous trouvons ici devant le même thème que celui des autres films d'Antonioni: l'impossibilité de communication, la sécheresse, l'impossibilité d'aimer, le manque de rapports, le détachement, l'aliénation. Mais alors que ce sujet est exprimé dans les autres films à travers une représentation assez cohérente et par des allusions claires, il est dissimulé dans L'ÉCLIPSE derrière un épais tissu symbolique d'évènements sans relation apparente.

 

Les récents cataclysmes financiers  de l'organisation capitaliste à l'échelle quasi entière de la planète invitent  à se retourner opportunément sur un autre film aussi précocement bien nommé L'Eclipse, et dont le personnage principal interprété par Alain Delon est un trader. Certains de ses traits cyniques et sa froideur préfigurent dans une Italie reconstruite économiquement et architecturalement, une dérive morale et un personnage relevant pleinement de l'actualité des années 2000. Ladite éclipse qu'Antonioni associe au mitan des années 60, figurativement et symboliquement, au danger politico-scientifique de la recherche atomique est aujourd'hui interprétable comme l'annonce du bouleversement financier et boursier récent de l'Occident capitaliste...
Dominique Païni, Antonioni, le maestro du cinéma moderne
[BOZAR BOOKS, SNOECK Editions (2013), p. 16-17]. 

Monsieur Klein

Mercredi 4 février 2015, 20h
Monsieur Klein
Joseph Losey (France - 1976)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
 « Losey a évité en particulier deux écueils majeurs : celui de la reconstitution réaliste
et celui de la parabole abstraite. C’est contrairement à ce que lui ont reproché certains,
cette double démarche à la recherche d’une stylisation du réel et d’une aura fantastique
qui fait de cette parabole kafkaïenne la plus terrible accusation
que l’on ait portée sur une certaine France. 
»
Michel Ciment, Positif, n° 183/184, juillet-août 1976.

 

Le thème de M. Klein, c'est l'indifférence, " l'inhumanité de l'homme envers l'homme ". Plus précisément, le film traite de l'inhumanité de la population française à l'égard de certains de ses représentants. Ce n'est pas un film sur les méchants Teutons. C'est un film qui montre ce que des gens très ordinaires, comme nous pouvons en rencontrer autour de nous, sont capables de faire subir à d'autres gens ordinaires. Bien sûr, il s'attache plus spécifiquement aux juifs et à d'autres minorités nationales ou politiques durant la période de l'Occupation et plus précisément encore, au moment de la Grande Raffle.[...]
Ce n'est pas une histoire optimiste, mais elle devrait avoir le pouvoir de fascination d'un labyrinthe borgésien. Elle finit comme elle avait commencé: par un regard sur la réalité nue - le genre de réalité auquel les français et le monde en général sont devenus insensibles.
Ce film n'est pas une reconstitution précise de la Grande Rafle. C'est une tentative pour saisir l'essence de cette période, et des évènements qui s'y sont produits, sous la forme d'un apologue documenté en guise d'avertissement.
Joseph Losey, L'oeil du Maître,
Textes réunis et présentés par Michel Ciment
[Institut Lumière / Actes Sud (1994), p. 243-234].
 
Sollicité par Delon, producteur du film, Losey retrouve, en adaptant le scénario de Franco Solinas, une thématique privilégiée, qui perfuse son œuvre depuis The servant jusqu'à The assassination of Trotsky, en passant par Secret ceremony, et trouve l'occasion d'approfondir une recherche sur l'acteur Delon, amorcée et abandonnée à l’état d'ébauche dans l'inégal Trotsky. La thématique du cinéaste croise en effet la mythologie de l’acteur, telle qu'elle s'est peu à peu dégagée d'une série de films-jalons : Plein soleil, William Wilson (Histoires extraordinaires), La piscine, L’assassinat de Trotsky, Traitement de choc. On y retrouve le thème du double, des deux faces, diurne et nocturne, de l’homme, dont une seule est connue et dont la quête de la seconde aboutit à une auto-destruction. Ici la trajectoire de Robert Klein va de l'indifférence, forme de non-identité, à l'appropriation de l'identité d'un autre, le vampire se retrouvant finalement lui-même vampirisé et assumant malgré lui une identité collective, celle de la condition juive qu'il avait jusque-là voulu ignorer, autant dans son propre sang qu'en tant que problème collectif. Si Delon, acteur plus ténébreux que véritablement mystérieux, accède ici à une réelle ambiguïté, c'est naturellement grâce à la direction inspirée de son réalisateur, mais aussi parce que le rôle participe vraisemblablement de sa propre personnalité et qu'il engage, ainsi que le confirme Losey, “ sa propre vérité dans la vérité du personnage ”
Michel Sineux [Positif n°186 - 1976]
 
Losey n'a pas son pareil pour utiliser des cadrages qui instaurent le malaise, instillent de l'étrangeté dans des scènes a priori banales dont l'atmosphère inquiétante est renforcée par une lumière grisâtre mettent en ombre des êtres fantomatiques, le tout exacerbé par une musique savamment dissonante...  Sa caméra surplombe ces scènes comme un démiurge démoniaque : celui qui manipule M.Klein ou celui qui dicte les lois ignominieuses de cette guerre absurde.[...]
A la fois thriller sombre, dérangeant, fascinant, passionnant ; quête de conscience et d'identité d'un homme ; mise en ombres et en lumières des atrocités absurdes commises par le régime de Vichy et de l'inhumanité des français ordinaires ; implacable et saisissante démonstration de ce que fut la barbarie démente et ordinaire,  « Monsieur Klein » est un chef d'œuvre aux interprétations multiples que la brillante mise en scène de Losey sublime et dont elle fait résonner le sens et la révoltante et à jamais inconcevable tragédie ... des décennies après.
Sandra Mézière [
http://inthemoodforcinema.com]

Le Samouraï

Mercredi 28 janvier 2015, 20h
Le Samouraï
(Jean-Pierre Melville, France - 1967)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

"Je crois que le monde des hors-la-loi est  le dernier bastion où s'affrontent les forces du bien et celles du mal.
C'est le refuge de la tragédie moderne. Ce ne sont pas des héros mais des anti-héros.
Je ne leur fournis d'ailleurs ni excuse ni circonstances atténuantes. Ce sont des êtres amoraux.
Le spectateur ne s'identifie pas à eux. Mais, à force de les regarder vivre, il s'y intéresse. [...]
La construction du film est très importante. Elle n'est pas faite pour des gens distraits
qui s'absentent de l'écran. Au mot fin, il subsiste encore un point d'interrogation.
Il faut que les gens réfléchissent, car tout  ne leur a pas été expliqué."
Jean-Pierre Melville [in Télérama,
12 novembre 1967]. 

« Pari ambitieux, et film très difficile puisqu’il exige de la part du spectateur un don de soi,
une vraie participation, et un certain mépris de l’émotion primaire, et du réalisme.
Mais si l’on a franchi le cap, si l’on a compris que Melville ne cherche pas l’effet bon marché
dans la minute, alors les portes sont ouvertes au rêve, à l’évasion
. »
Henry Chapier, Combat [02 novembre 1967].

Le Samouraï en 1967 est une étape décisive vers l’abstraction glacée qui caractérise la dernière partie de la filmographie de Jean-Pierre Melville. La rencontre entre Jean-Pierre Melville et Alain Delon, tueur à gages à la tristesse minérale, donne naissance à une œuvre désincarnée, une épure de film noir. Le minimalisme de l’action s’accompagne d’une stylisation extrême des costumes (l’imperméable et le chapeau de Delon) et surtout des décors (des rêves de commissariat et de night-club). Les deux titres suivants avec Delon, Le Cercle rouge et Un flic (ultime film de Melville, ultime poème à la gloire de l’acteur) poursuivront cette approche fantasmatique du cinéma et des stars masculines. Car ces trois films sont aussi un écrin amoureux pour l’icône Delon, silhouette frigide et opaque obsédée par la mort.

Olivier Père [Présentation du film sur la chaîne ARTE].

Film totémique, Le Samouraï condense à lui seul toutes les caractéristiques de ce style melvillien dont se réclament ou s'inspirent aujourd'hui plusieurs cinéastes internationaux comme Quentin Tarantino, Joel Coen, Michael Mann ou encore John Woo et Johnnie To, qui en reprennent les figures et les motifs tout en recourant à des principes de mise en scène radicalement opposés. Le style de Melville, c'est d'abord un sens de l'épure qui peut faire songer aux estampes japonaises : une sécheresse de trait, une forme d'acuité pour l'essentiel uniquement, et un sens de la dramaturgie qui ne s'embarrasse d'aucune forme de superflu. Les scènes d'action sont par exemple le plus souvent vidées de tout contenu spectaculaire : seule "l'exécution" l'intéresse, c'est à dire la façon dont les professionnels s'y prennent, la précision des gestes, la droiture des âmes et la solitude qui accompagne l'excellence acquise dans tel ou tel domaine. C'est pourquoi chez Melville, toute action s'accompagne d'une certaine ritualisation, d'une solennité qui confine à l'ascèse.
Youri Deschamps [Eclipse, n°44 (2009)]

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