Outrage
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Outrage
(Ida Lupino, USA - 1950)
Mercredi 22 janvier 2014 à 20h
Salle Juliet Berto - Grenoble
"Loin d'être une marginale, Ida Lupino est au contraire, sur le plan de ce qui exprimé dans ses films,
un cinéaste central dans le cinéma américain et dans le cinéma tout court.'
Jacques Lourcelles.
Ida LUPINO par Martin Scorsese
Je n'ai jamais rencontré Ida Lupino, mais j'en ai toujours rêvé. De l'extérieur, elle était dure, fermée, belle avec des allures de garçon, mais ses yeux sombres étaient des fenêtres ouvertes sur une passion brûlante. Lupino s'efforça de remettre en question l'image passive, souvent décorative de la femme dans les productions hollywoodiennes. Elle était très en avance sur le mouvement féministe. Star, Ida Lupino méprisait les paillettes ; on peut en dire autant de son travail de metteur en scène. Elle racontait des histoires intimes, toujours situées dans un milieu social bien défini : elle voulait "faire des films sur de pauvres gens complètement perdus, car c'est ce que nous sommes tous". Ses héroïnes étaient de jeunes femmes dont la vie douillette et bourgeoise avait été détruite par un traumatisme : grossesse non désirée, poliomélite, viol, bigamie, abus sexuels des parents. L'absolue clarté avec laquelle elle attaquait ces sujets était sans précédent dans le cinéma américain de cette époque. Il y a un sentiment de douleur, de panique et de cruauté qui colore chaque plan de ces films, mais on y trouve aussi la même mesure de précision et de profonde compassion dont elle fit preuve en tant qu'actrice.
Dans Outrage, elle montrait un viol, le pire cauchemar que puisse vivre une femme, non pas de façon mélodramatique mais dans le contexte d'une froide étude comportementale qui parvenait à saisir la banalité du mal dans un milieu provincial.
Ce qui est invariablement en cause dans l'oeuvre d'Ida Lupino, c'est la fragilité du psychisme de la victime. Ses films étudiaient les âmes blessées d'une façon très méticuleuse, et décrivaient le lent et douloureux processus par lequel les femmes tentent de se battre avec leur désespoir, pour redonner un sens à leur vie. C'est une oeuvre marquée par l'esprit de résistance, avec un sens extraordinaire de l'empathie pour les êtres fragiles ou les coeurs brisés."
(Cahiers du cinéma n°500, Numéro spécial dirigé par Martin Scorsese, mars 1996).
Lupino évoque avec Outrage de manière brillante et profonde les blessures inguérissables provoquées par un viol. Anne ne peut supporter les réactions de son entourage, quelle qu'en soit la nature. Elle désire reprendre sa vie, mais elle ne voit plus dans les regards de ses proches que de la compassion, de la curiosité malsaine, voire du dégoût. Elle n’a plus l’impression d’être Anna à leurs yeux, mais d’être une femme violée, n’existant plus qu’à travers le drame qu’elle a vécu. Pour redevenir Anne, elle doit devenir une étrangère, une errante, s’arracher au monde qu’elle connaît pour essayer de recommencer une nouvelle vie ailleurs, au milieu d’inconnus dont les regards seraient vierges de ce drame. Mais le viol n’existe pas que dans les yeux de son entourage, il est en elle et conditionne sa vision des autres, du monde. C’est ce qu’elle doit comprendre pour guérir.
Outrage est le récit de cette lente guérison et Anne est un personnage central du cinéma de Lupino qui, passée réalisatrice, n’a cessé de mettre en scène des êtres blessés par la vie qui cherchent comment panser leurs blessures. Cette blessure, le viol, est un moment de cinéma magistral : Lupino met en place une série de détails qui poussent le criminel à passer à l’acte. On ne dirait pas qu’il a au départ de telles intentions, mais c’est l’espace, la façon dont la ville est mise en scène (passant d’une vision réaliste à un quasi expressionnisme au cours de la séquence) qui semble faire que le viol ait lieu ; comme si c’était la ville toute entière, la société, qui contenait le crime en son sein. Le film ne s’attache d’ailleurs pas à trouver le coupable, à le punir, à se venger de lui, ce à quoi un film hollywoodien classique se serait attaché à faire.Outrage est une œuvre profondément poignante, sans jamais que le drame ne semble forcé, artificiel. Ainsi, lorsque Lupino filme une scène de séparation bouleversante, elle interpose un bus entre le spectateur et le couple qui se fait ses adieux. Cette retenue est l’une des grandes forces du style Lupino, la simplicité des histoires et des procédés nous emmenant vers une émotion pure et profonde. La cinéaste n’use pas des rouages classiques du mélodrame et refuse de faire des films à thèse, toutes choses qui viennent contredire ce qu’on pourrait attendre de ses films à la lecture des scénarios (un fille mère qui doit abandonner son enfant, une danseuse atteinte par la poliomyélite…).
Cette retenue dans les effets ne signifie pas une mise en scène simpliste : Lupino, tout au contraire, maîtrise merveilleusement le cadre, l’espace. Ainsi, c’est contre une barrière que l’héroïne est violée et la réalisatrice ne va cesser de placer des éléments renvoyant à cet objet partout dans les cadres, glissant par le biais de l’image combien le drame vécu par Anne est profondément ancré en elle et conditionne son regard sur le monde. Mala Powers, une inconnue du cinéma hollywoodien tout juste âgée de dix-sept ans (âge auquel Lupino elle-même a commencé sa carrière en tant qu’actrice), se révèle bouleversante, évitant tous les clichés que son rôle pouvait appeler. Lupino favorise toujours dans ses film les acteurs inconnus, les visages nouveaux, s’écartant des modes et des tics d’Hollywood.
Outrage est un film éblouissant de maîtrise. Pour sa troisième réalisation, Lupino atteint la sérénité des grands maîtres, fait preuve d’une maturité tout bonnement sidérante. Le film, une commande de Howard Hughes, coûte 250 000 dollars. Son sujet, bien trop en avance sur les mœurs américaines, déstabilise un public peu habitué à voir des films de cette trempe. L’échec commercial est patent, d’autant que le contrat avec Hughes entraîne un partage des recettes. La situation financière de The Filmakers, le studio indépendant fondé par Lupino, devient de plus en plus délicate, ce qui n’empêche pas la réalisatrice et sa société de production de garder le cap et de continuer à tourner et à produire des œuvres à l'écart des modes hollywoodiennes.
Olivier Bitoun (www.tvclassik.com)