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Metropolis

Metropolis

(Fritz Lang, Allemagne - 1926)

Mercredi 8 janvier 2014 à 20h

Salle Juliet Berto - Grenoble

Metroplis est classé au Registre international Mémoire du monde de l'UNESCO

 


Le cycle "Trois aspects du cinéma de Fritz Lang"

« Ce que je veux : grâce à l'image vivante, avec ses moyens techniques
quasiment illimités, créer un Art, un Art nouveau peut-être, trouver des
possibilités artistiques nouvelles et, au bout du compte,
 donner
avec mes films une forme esthétique aux problèmes supérieurs de l'humanité
 »
Fritz Lang, in Filmkünstler, Wir über uns selbst, Berlin, 1928.

« Le style de Lang ? Un mot pour le qualifier : inexorable. Chaque plan, chaque mouvement d’appareil, chaque cadrage, chaque déplacement d’acteur, chaque geste a quelque chose de décisif et d’inimitable. »
François Truffaut, Les films de ma vie, Flammarion, 1975, p. 93.

Fritz Lang, est, avec Griffith, Chaplin, Feuillade, Dreyer et von Stroheim, l’un des pionniers qui ont fondé le cinéma comme art. Il est aussi le premier des modernes, influençant directement ses contemporrains : Eisenstein qui admire le montage des Mabuse, Buñuel qui trouve sa vocation en voyant Les Trois Lumières, Hitchcock qui découvre dans ses films les règles du suspence. De l’Allemagne de Weimar à la montée du nazisme, de la Dépression en Amérique à la Deuxième Guerre mondiale, l’œuvre de Lang est, en quarante films, le sismographe des grands bouleversements du XXè siècle. Elle est aussi en rapport étroit avec les esthétiques de son temps, de l’expressionnisme, pour les années 1920, au réalisme du cinéma parlant de M et à la stylisation des grands films criminels de la période hollywoodienne.
Michel Ciment, Fritz Lang. Le meurtre et la loiDécouvertes Gallimard – Arts (4è de couverture).

Fritz vivait pour et dans ses films. Il s’est défini avec exactitude comme un « somnanbule ». Simultanément, il lui paraîssait indispensable de lier l’aventure du cinéma à son temps. Vivre avec son siècle, c’est aussi en rendre compte. « Il s’inquiète pour ses films : ont-ils un effet quelconque ? raconte un journaliste sur le plateau de Man Hunt. Est-ce que cela vaut la peine ? » Dès les sous-titres du premier dyptique Mabuse, « Un tableau de l‘époque » et « Jeu d’hommes de notre époque », ou un peu plus quand il qualifie M le Maudit de « récit factuel », il a revendiqué un point de vue documentaire. Cette volonté affichée se heurte à l’horreur du monde : quand on ne peut pas s’évanouir, comme dans Fury Sylvia Sidney voyant Spencer Tracy brûler vif, il reste les hallucinations et les fantômes.
Le Lang américain n’est pas le Lang allemand : le démon du crime inspiré des feuilletons qu’est Mabuse est devenu le démon en nous. Il n’est pas non plus le Lang des derniers films, évoluant dans un monde glacial d’où toute intimité a disparu, où ce qui reste d’identité est surveillé, contrôlé et archivé, comme il l’avait pressenti dès Les Espions ou M.
Bernard Eisenschitz, Fritz Lang au travail, Cahiers du cinéma, 2011, p. 6.

Metropolis vu par Luis Bunuel
« Metropolis n'est pas un film unique. Metropolis, ce sont deux films collés par le ventre, mais avec des nécessités spirituelles divergentes, d'un extrême antagonisme. Ceux qui considèrent le cinéma comme un discret conteur d'histoires éprouveront avec Metropolis une profonde déception. Ce qui nous est raconté est trivial, ampoulé, pédant, d'un romantisme suranné. Mais, si à l'anecdote nous préférons le fond “plastico-photogénique” du film, alors Metropolis comblera tous les vœux, nous émerveillera comme le plus merveilleux livre d'images qui se puisse composer. […]
Mais en revanche, quelle enthousiasmante symphonie du mouvement ! Comme chantent les machines au milieu d'admirables transparences, “arc-de-triomphées” par les décharges électriques ! Toutes les cristalleries du monde, décomposées romantiquement en reflets, sont arrivées à se nicher dans les canons modernes de l'écran. Les plus vifs scintillements des aciers, la succession rythmée de roues, de pistons, de formes mécaniques jamais créées, voilà une ode admirable, une poésie toute nouvelle pour nos yeux. La Physique et la Chimie se transforment par miracle en Rythmique. Pas le moindre moment statique. Les intertitres mêmes, qui montent et descendent, tournent, décomposés bientôt en lumières ou dissipés en ombres, se fondent au mouvement général : eux aussi parviennent à être image. » […]
Luis Buñuel, Gaceta Literaria, Madrid, 1927-1928
[cité par Lotte H. Eisner, Fritz LangCahiers du cinéma – Cinémathèque française (1984), pp. 111-112].

Un genre naissant : la science-fiction
On a coutume de désigner Le Voyage dans la lune de George Méliès (1902), comme le premier film de science-fiction de l'Histoire du cinéma. Dans les années 1920, trois films exploitent le filon d'un genre nouveau qui ne porte pas encore le nom de science-fiction (le terme est inventé en 1926 par Hugo Gernsback) : Aelita (Yakov Protazanov, 1924), Metropolis (1927) et La Femme sur la lune (1928) de Fritz Lang.
Film d'anticipation (l'action se passe en 2026), Metropolis présente le premier androïde féminin de l'histoire du cinéma. Le robot est un personnage qui deviendra récurrent dans le cinéma de science-fiction. Le film combine également des influences diverses et variées : Michel Chion relève aussi bien des échos de Notre-Dame de Paris (Rotwang et Maria luttent dans la cathédrale comme Esmeralda tente d'échapper à Frollo), des références à Mary Shelley (le robot comme créature inventée et manipulée par le savant Rotwang), et au roman de Villiers de l'Isle-Adam, L'Eve future, dans lequel l'inventeur Thomas Edison réalise la copie exacte d'une jeune femme. Nombreux sont les films de science-fiction qui, sous influence de Metropolis, reprendront le schéma d'opposition entre la ville haute et la ville basse, ou encore la séparation entre classes pauvres et classes dirigeantes : 1984 (Michael Radford, 1984), Le Roi et l'oiseau (Paul Grimault, 1980), Blade Runner (Ridley Scott, 1982), Le Cinquième élément (Luc Besson, 1995)...
[In Action éducative et culturelle – Dossier de La Cinémathèque de Toulouse].

 

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M Le Maudit

M le maudit

(Fritz Lang, Allemagne - 1931)

Mercredi 15 janvier 2014 à 20h

Salle Juliet Berto - Grenoble

« M le maudit a le redoutable privilège d’être à la fois celui que son auteur préfère,
 un chef-d’œuvre inégalé des débuts du cinéma sonore, une date dans l’histoire de
l’Allemagne pré-nazie, un succès commercial, un « classique » incontesté
de l’histoire du cinéma, un film de répertoire de ciné-clubs, un des
premiers films consacrés par l’institution scolaire en France
. »
Michel Marie, Positif, n°365-366 (juillet-août 1991), p. 159.

« M le maudit a plongé les gens dans la confusion : Goebbels se félicitait que
ce soit un film sur la peine de mort ; d’autres disaient le contraire.
Lang a toujours refusé de trancher
. »

Bernard Eisenschitz, Télérama n° 2825 (3 mars 2004), p. 36.


Fritz Lang : « Mon film M, un récit documentaire »
Si ce film des rapports de faits peut aider à indiquer, comme une main levée pour avertir et pour exhorter, le danger inconnu qui guette, le danger chronique – la présence constante parmi nous d’hommes aux penchants maladifs ou criminels – qui menace comme un incendie qui couve notre existence, mais surtout celle des plus faibles parmi nous, les enfants – si en outre ce film pouvait peut-être aider à prévenir ce danger, alors il aurait accompli sa mission première et il aurait tiré la conséquence la plus logique de la quintescence des faits qu’il porte en lui.
[in Michel Ciment, Fritz Lang. Le meurtre et la loi, Découvertes Gallimard - Arts, p. 99].

Une présentation du M le Maudit
M le Maudita toujours été le film préféré de Lang, celui pour lequel il eut, selon lui, la plus grande liberté d’action. Description de la traque d’un tueur d’enfants dont l’histoire fut inspiré par un fait divers réel, c’est une plongée, servie par l’interprétation hallucinée de Peter Lorre, au cœur de l’incontrôlable pulsion meurtrière et sexuelle. La mise en scène, d’une précision maniaque, enchaîne les plans, les causes et les effets, avec un sens unique de l’implacable et de l’inéluctable. Dans une ville rendue oppressante par un sens inouï du cadre, où s’affrontent la police et la pègre, décrites comme d’autonomes sociétés secrètes, chacune en quête du meurtrier, l’assassin devient l’enjeu d’une réflexion sur la culpabilité ontologique des hommes.
Jean-François Rauger, Le Monde (27 février 2004).

L’étrange cas de Peter Lorre. Jeu européen et type-casting hollywoodien
Il n’est par conséquent pas étonnant que l’acteur, désormais fort sollcité dans les milieux de l’avant-garde théâtrale (il fréquente aussi la troupe de Max Reinhardt) refuse dans un premier temps la proposition de Fritz Lang et de sa femme, Thea von Harbou. Après l’avoir vu dans une pièce de Wedelind, le couple a trouvé en lui l’incarnation parfaite du meurtrier psychopathe Kürtenss. Malgtré un petit rôle dans un film muet de 1928, Der weisse Teufel/Le Diable blanc (adapté de Tolstoï par l’immigré russe Alexandre Volkoff) le comédien estime ne pas être fait pour le cinéma, craignant que son air ingrat et sa petite taille ne passe pas le test de la toile blanche. Lorsqu’il finira par accepter le rôle de l’assassin d’enfants tourmenté du fameux premier parlant de Lang, Lorre ne manquera pas d’inculquer au personnage haïssable de M (1931) une grandeur de véritable héros shakespearien, notemment lors du mémorable monologue final. Son questionnement identitaire sera aux prises avec les démons de son être profond, mais aussi, dans la pure lignée brechtienne, en débat constant avec le tribunal des mendants et, implicitement, avec le spectateur. Malgré l’énorme succès remporté par le film, le comédien, qui se retrouve à l’affiche de plusieurs films connus, se voit contraint de quitter l’Allemagne et le nazisme aux accents farouchement antisémites dès 1933. Terrible ironie du sort, les nazis donneront l’exemple de M comme image d’épinal du juif maléfique dans leurs films de propagande, alors qu’au début, ignorant sa judéité, Hitler et Goebbels font l’éloge absolu du « meurtrier » choisi par Lang. La personnification fort convaincante deM consacre définitivement Lorre à l’écran alors qu’il n’a que vingt-huit ans, tout en l’enfermant, selon ses biographes américains, dans un type-casting d’éternal méchant auquel il lui sera impossible d’échapper. En revoyant certaines des pièces maîtresses d’une filmographie qui n’en compte pas moins de quatre-vingt tournées aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, les choses ne sont pas aussi tranchées qu’elles paraissent et les propos d’historiens ou de critiques du moment gagneraient à être nuancés.[…]
Dominique Naste, Positif, n° 535 (septembre 2005), pp. 96-99.

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Man Hunt

Chasse à l'homme / Man Hunt

(Fritz Lang, USA - 1941)

Mercredi 29 janvier 2014 à 20h

Salle Juliet Berto - Grenoble

« Man Hunt n'est pas un film de propagande - le public n'aime pas la propagande 
mais des choses intelligentes - mais un film d'aventures sur un
arrière plan de nazisme, avec la Gestapo dans le rôle des chasseurs 
».

Fritz Lang, 11 juin 1941.

La présentation du film par Lotte H. Eisner
Lang voyait en Rogue Male l’occasion de réaliser un premier film antinazi, d’alerter le public américain encore indifférent contre les méthodes des Nazis et de l’appeler à prendre position. Trois autres de ses films devaient servir le même objectif, deux après Pearl Harbour et l’entrée en guerre des Etats-Unis : Hangmen Also Die et The Ministry of Fear, tous deux en 1943, et, après la fin de la guerre – conclusion et règlement de comptes à la fois – Cloak and Dagger, en 1946.
Une forêt, si authentique qu’il est difficile d’admettre qu’elle est reconstituée à la Fox par le décorateur Wiard Ihnen. La caméra panoramique lentement ; nous voyons « d’énormes traces de pas dans le sol humide » (comme l’indique déjà le script). Nous savons que Lang n’utilise le gros plan que motivé par l’action : c’est le cas ici, comme un peu plus tard celui de la main qui règle le fusil téléscopique.
Nichols ouvre le scénario sur une introduction dramatique, en pleine action : près de la résidence de Hitler à Berchtesgaden, le capitaine anglais Thorndike (Walter Pidgeon) observe sa proie dans le viseur téléescopique de son fusil : il fixe l’image du Führer au centre de la mire. Le chasseur expérimenté est parvenu à s’en approcher sans être découvert par les gardes nazis.
L’arme ne contient pas encore de balle lorsqu’il appuie sur la détente, en manière de test. Puis l’instinct du chasseur reprend le dessus : il charge une balle dans le canon. Veut-il véritablement tirer, ou simplement satisfaire son instinct et se prouver à lui-même qu’il a la liberté de le faire ? Ce n’est qu’à la fin du film que Thorndike connaîtra la réponse : il voulait libérer l’Europe du monstre.
Lotte H. Eisner, Fritz LangCahiers du cinéma – Cinémathèque française (1984), pp. 255-256].

L’analyse de Patrick Brion
La position de Thorndike et le fait qu'il n'ait pas, dès le début, tiré sur Hitler avec une arme chargée ont été l'objet de diverses questions. A Peter Bogdanovich qui lui demande ainsi : " Dans Man Hunt, est-ce que vous pensez que Pidgeon payait pour ne pas avoir tué Hitler quand il avait eu l'occasion, un peu comme l'Angleterre a raté l'occasion de le mettre hors d'état de nuire ? " Fritz Lang répond :
" C'est une très bonne question. Peut-être ai-je fait un lapsus freudien - je ne sais pas. Dans la scène, Hitler est juste au milieu du viseur ; Pidgeon tire, le fusil fait un clic mais il n'y a pas de détonation ; il n'y a pas de balle dans la culasse. Ensuite - et c'est une chose que j'avais complètement oubliée, mais j'ai revu le film, il y a peu, à la télévision - il ouvre la culasse et y met une balle. C'est alors qu'il se fait arrêter. J'avais complètement oublié cette scène. A vous de psychanalyser le metteur en scène..."
L'évolution de l'intrigue se déroule parallèlement à une prise de conscience de Thorndike qui comprend peu à peu le danger réel que représente Hitler et ses complices. Son propre pays, l'Angleterre, et sa propre ville, Londres, sont déjà envahis par des hommes sans uniformes. La révélation de la mort de Jerry, innocente et héroïque victime, pousse Thorndike à laisser éclater sa colère et sa haine d'Hitler.
Le chasseur du début est à la fin un soldat décidé à tuer. Le commentaire qui termine le film en apporte la preuve : " Et désormais, quelque part en Allemagne, se trouve un homme portant un fusil de longue portée, et doté de l'intelligence et de l'entraînement nécessaires pour s'en servir. Il faudra peut- être des jours, des mois ou même des années, mais cette fois il connaît exactement son  objectif ".
Deux ans plus tard, Lang racontera dans Les Bourreaux meurent aussi l'assassinat d'un des plus fidèles d'Hitler, Reinhard Heydrich.
Patrick Brion, Regards sur le cinéma américain 1932-1963, Editions de la Martinière (2001).

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Outrage

Outrage

(Ida Lupino, USA - 1950)

Mercredi 22 janvier 2014 à 20h

Salle Juliet Berto - Grenoble

"Loin d'être une marginale, Ida Lupino est au contraire, sur le plan de ce qui exprimé dans ses films,
un cinéaste central dans le cinéma américain et dans le cinéma tout court.'

Jacques Lourcelles.

Ida LUPINO par Martin Scorsese
Je n'ai jamais rencontré Ida Lupino, mais j'en ai toujours rêvé. De l'extérieur, elle était dure, fermée, belle avec des allures de garçon, mais ses yeux sombres étaient des fenêtres ouvertes sur une passion brûlante. Lupino s'efforça de remettre en question l'image passive, souvent décorative de la femme dans les productions hollywoodiennes. Elle était très en avance sur le mouvement féministe. Star, Ida Lupino méprisait les paillettes ; on peut en dire autant de son travail de metteur en scène. Elle racontait des histoires intimes, toujours situées dans un milieu social bien défini : elle voulait "faire des films sur de pauvres gens complètement perdus, car c'est ce que nous sommes tous". Ses héroïnes étaient de jeunes femmes dont la vie douillette et bourgeoise avait été détruite par un traumatisme : grossesse non désirée, poliomélite, viol, bigamie, abus sexuels des parents. L'absolue clarté avec laquelle elle attaquait ces sujets était sans précédent dans le cinéma américain de cette époque. Il y a un sentiment de douleur, de panique et de cruauté qui colore chaque plan de ces films, mais on y trouve aussi la même mesure de précision et de profonde compassion dont elle fit preuve en tant qu'actrice.

Dans Outrage, elle montrait un viol, le pire cauchemar que puisse vivre une femme, non pas de façon mélodramatique mais dans le contexte d'une froide étude comportementale qui parvenait à saisir la banalité du mal dans un milieu provincial.
Ce qui 
est invariablement en cause dans l'oeuvre d'Ida Lupino, c'est la fragilité du psychisme de la victime. Ses films étudiaient les âmes blessées d'une façon très méticuleuse, et décrivaient le lent et douloureux processus par lequel les femmes tentent de se battre avec leur désespoir, pour redonner un sens à leur vie. C'est une oeuvre marquée par l'esprit de résistance, avec un sens extraordinaire de l'empathie pour les êtres fragiles ou les coeurs brisés."
(Cahiers du cinéma n°500, Numéro spécial dirigé par Martin Scorsese, mars 1996).

Lupino évoque avec Outrage de manière brillante et profonde les blessures inguérissables provoquées par un viol. Anne ne peut supporter les réactions de son entourage, quelle qu'en soit la nature. Elle désire reprendre sa vie, mais elle ne voit plus dans les regards de ses proches que de la compassion, de la curiosité malsaine, voire du dégoût. Elle n’a plus l’impression d’être Anna à leurs yeux, mais d’être une femme violée, n’existant plus qu’à travers le drame qu’elle a vécu. Pour redevenir Anne, elle doit devenir une étrangère, une errante, s’arracher au monde qu’elle connaît pour essayer de recommencer une nouvelle vie ailleurs, au milieu d’inconnus dont les regards seraient vierges de ce drame. Mais le viol n’existe pas que dans les yeux de son entourage, il est en elle et conditionne sa vision des autres, du monde. C’est ce qu’elle doit comprendre pour guérir.
Outrage est le récit de cette lente guérison et Anne est un personnage central du cinéma de Lupino qui, passée réalisatrice, n’a cessé de mettre en scène des êtres blessés par la vie qui cherchent comment panser leurs blessures. Cette blessure, le viol, est un moment de cinéma magistral : Lupino met en place une série de détails qui poussent le criminel à passer à l’acte. On ne dirait pas qu’il a au départ de telles intentions, mais c’est l’espace, la façon dont la ville est mise en scène (passant d’une vision réaliste à un quasi expressionnisme au cours de la séquence) qui semble faire que le viol ait lieu ; comme si c’était la ville toute entière, la société, qui contenait le crime en son sein. Le film ne s’attache d’ailleurs pas à trouver le coupable, à le punir, à se venger de lui, ce à quoi un film hollywoodien classique se serait attaché à faire.Outrage est une œuvre profondément poignante, sans jamais que le drame ne semble forcé, artificiel. Ainsi, lorsque Lupino filme une scène de séparation bouleversante, elle interpose un bus entre le spectateur et le couple qui se fait ses adieux. Cette retenue est l’une des grandes forces du style Lupino, la simplicité des histoires et des procédés nous emmenant vers une émotion pure et profonde. La cinéaste n’use pas des rouages classiques du mélodrame et refuse de faire des films à thèse, toutes choses qui viennent contredire ce qu’on pourrait attendre de ses films à la lecture des scénarios (un fille mère qui doit abandonner son enfant, une danseuse atteinte par la poliomyélite…).
Cette retenue dans les effets ne signifie pas une mise en scène simpliste : Lupino, tout au contraire, maîtrise merveilleusement le cadre, l’espace. Ainsi, c’est contre une barrière que l’héroïne est violée et la réalisatrice ne va cesser de placer des éléments renvoyant à cet objet partout dans les cadres, glissant par le biais de l’image combien le drame vécu par Anne est profondément ancré en elle et conditionne son regard sur le monde. Mala Powers, une inconnue du cinéma hollywoodien tout juste âgée de dix-sept ans (âge auquel Lupino elle-même a commencé sa carrière en tant qu’actrice), se révèle bouleversante, évitant tous les clichés que son rôle pouvait appeler. Lupino favorise toujours dans ses film les acteurs inconnus, les visages nouveaux, s’écartant des modes et des tics d’Hollywood.
Outrage est un film éblouissant de maîtrise. Pour sa troisième réalisation, Lupino atteint la sérénité des grands maîtres, fait preuve d’une maturité tout bonnement sidérante. Le film, une commande de Howard Hughes, coûte 250 000 dollars. Son sujet, bien trop en avance sur les mœurs américaines, déstabilise un public peu habitué à voir des films de cette trempe. L’échec commercial est patent, d’autant que le contrat avec Hughes entraîne un partage des recettes. La situation financière de The Filmakers, le studio indépendant fondé par Lupino, devient de plus en plus délicate, ce qui n’empêche pas la réalisatrice et sa société de production de garder le cap et de continuer à tourner et à produire des œuvres à l'écart des modes hollywoodiennes.
Olivier Bitoun (www.tvclassik.com)

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