L'Eclipse
"Je veux bien qu'Antonioni soit le poète de l'Ennui. Mais que cet Ennui
commence par une majuscule; et qu'on y mette autant que Baudelaire y a mis."
Jean-Louis Bory [Des yeux pour voir, 10-18, UGE, 1971, p. 36-40]
Alberto Moravia sur L'ÉCLIPSE [Cinéma 62, n° 67 (Juin 1962), p. 69-73.]
Dans L'ÉCLIPSE, la maturité artistique du metteur en scène est surtout visible dans les rapports d'Antonioni avec la matière: des rapports libres, équilibrés, mesurés. Dans tous les arts, ce genre de rapport se manifeste assez tard, lorsque l'artiste a su surmonter son inexpérience, son impatience et son désir de possession. Antonioni fait penser à ces oiseaux solitaires qui répètent nuit et jour les seules notes qu'ils savent chanter. Dans tous ses films il nous a toujours répété les mêmes notes. Dans L'ÉCLIPSE il a réussi à les chanter mieux que jamais, d'une voix plus claire, plus haute, plus ferme.
Le sujet du film est très mince. Plutôt que de raconter une histoire, on dirait qu'Antonioni s'est borné à prélever un échantillon de la réalité et à le soumettre à l'examen de la caméra: il a découvert des traces de corruption provoquée par cette maladie si répandue actuellement et qui s'appelle aliénation: un mot d'origine marxiste.[...]
Nous nous trouvons ici devant le même thème que celui des autres films d'Antonioni: l'impossibilité de communication, la sécheresse, l'impossibilité d'aimer, le manque de rapports, le détachement, l'aliénation. Mais alors que ce sujet est exprimé dans les autres films à travers une représentation assez cohérente et par des allusions claires, il est dissimulé dans L'ÉCLIPSE derrière un épais tissu symbolique d'évènements sans relation apparente.
Les récents cataclysmes financiers de l'organisation capitaliste à l'échelle quasi entière de la planète invitent à se retourner opportunément sur un autre film aussi précocement bien nommé L'Eclipse, et dont le personnage principal interprété par Alain Delon est un trader. Certains de ses traits cyniques et sa froideur préfigurent dans une Italie reconstruite économiquement et architecturalement, une dérive morale et un personnage relevant pleinement de l'actualité des années 2000. Ladite éclipse qu'Antonioni associe au mitan des années 60, figurativement et symboliquement, au danger politico-scientifique de la recherche atomique est aujourd'hui interprétable comme l'annonce du bouleversement financier et boursier récent de l'Occident capitaliste...
Dominique Païni, Antonioni, le maestro du cinéma moderne
[BOZAR BOOKS, SNOECK Editions (2013), p. 16-17].
- Publié dans Delon avant Delon
- Écrit par Krishna
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