Les Hauts de hurlevent
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Les hauts de hurlevent
(Abismos de pasion, Luis Bunuel, Mexique - 1954)
Mercredi 9 avril 2014 à 20h
Salle Juliet Berto - Grenoble
« Avant tout, on a voulu respecter l'esprit du roman. Les personnages sont esclaves de leurs instincts.
Pour eux les convenances sociales n'existent pas. L'amour d'Alejandro
est un sentiment féroce et inhumain et ne pourra se réaliser que dans la mort.»
Luis Buñuel.
" Le film est à conseiller aux buñueliens inconditionnels, ils retrouveront quelques images du maître : papillons épinglés, cochons saignés et araignées, quelques personnages aussi (…). Il ne faudrait pas croire qu’il s’agit là simplement d’un film de commande : Buñuel travailla dès 1932 à une adaptation du roman d’Emily Brontë. Ce film est donc beaucoup plus buñuelien que certaines grosses productions comme La mort en ce jardin".
Michel Polac, [Art, 19 juin 1963].
Abismos de pasion de Luis Bunuel (1953).
En espagnol, les Hauts de Hurlevent se dit Cumbres borrascosas et si Luis Buñuel avait voulu en faire l'adaptation littérale, il l'aurait sans doute appelé ainsi. S'il a pourtant choisi de le baptiser Abismos de pasion, c'est sans doute pour des raisons qui ne tiennent pas qu'au contexte commercial du Mexique des années cinquante: il va de soi que dans cette affaire comme en toutes choses, Don Luis Buñuel est un créateur souverain. On ne s'étonnera donc pas d'un carton prégénérique qui dit à peu près: « Nous nous sommes avant tout attachés dans ce film à respecter l'esprit de l'oeuvre immortelle d'Emily Brontë», convention qui va surtout permettre au cinéaste de faire exactement ce qu'il veut d'une trame universelle. Mais qu'a-t-il voulu en faire, au juste?
On pourrait dire: un concentré, une essence. Abismos de pasion est en effet un film à la rapidité extraordinaire. Un film qui démarre au canon et nous plonge d'emblée au coeur du problème. Lorsque s'ouvre la première scène, Catarina, déjà mariée à Eduardo, apprend le retour d'Alejandro-Heathcliff après des années de disparition: « Pour lui, je vendrais mon âme », prévient-elle illico. Dès lors, les scènes vont s'emboîter au pas de charge, dans un incessant crescendo de passion morbide, de violence et de cruauté, au rythme de dialogues excessifs et fous, qui évoquent autant le premier degré d'un roman de gare outrancier que le second d'une fable à l'ironie méchante. Dans Abismos de pasion, les haines sont irrévocables, les amours irréversibles, les caractères absolus, les visages transfigurés, les sentences définitives. Cette exacerbation du moindre élément dramatique a pour effet d'enchaîner le spectateur à l'avant d'une locomotive échevelée et de lui faire traverser dans cet état de stupéfaction un théâtre tout à fait dément, où les effluves de l'alcool se mêlent à celles d'une fièvre mortelle. Un théâtre où chaque personnage joue son destin à chaque réplique, où les enfants sont roués de coups, les animaux massacrés et les domestiques sempiternellement humiliés. Pour mieux souligner encore la folie abstraite de cette histoire insoutenable, Buñuel ne la situe jamais: le décor est un huis clos, une latifundia magnifique perdue on ne sait où, probablement au pays du cinéma, un cinéma pseudo-hollywoodien auquel Buñuel semble s'amuser à donner le change.
Souvent, la construction dramatique se ressent de ce rythme tachicardiaque, mais le film y gagne une manière de filer droit au but, qui laisse pantois, surtout lorsque l'on sait qu'en 1952-1953, l'insolent cinéaste réalisa cinq films, dont El et Robinson Crusoé !
D'un casting qui lui fut imposé, Buñuel n'a pu transcender que l'héroïne, Lilia Prado, danseuse de rumba plutôt décalée mais excellente de morgue dominatrice, qui, seule, se sort avantageusement de son rôle, laissant loin derrière les très mauvais Jorge Mistral et Ernesto Alonso. C'est sans doute pourquoi le metteur en scène ne perd pas plus de temps avec ses acteurs qu'avec son histoire: ce qui l'intéresse, c'est autre chose. Cet «autre chose» forme toute l'ineffable matière d'Abismos de pasion, qui surgit entre les événements visibles, à la faveur de petites scènes miniatures où la caméra s'égare en considérations animalières au goût des plus troublants. Des plans d'animaux martyrisés, qui voient un papillon transpercé d'une aiguille, un cochon étripé, une grenouille carbonisée, un oiseau en cage et une phalène dévorée par une araignée. Ces plans sont les pépites d'un filon qui va courir ainsi tout le film, un bestiaire métaphorique animé d'un sadisme assez ahurissant. Mais en passant ainsi à la trappe le «gothisme fantastique» prévisible d'une adaptation des Hauts de Hurlevent au profit d'une sauvagerie bien plus concrète, Buñuel parvient à son but: l'ensorcellement de Catarina et Alejandro est là, dans sa naturelle monstruosité; nul besoin de le démontrer ou de le justifier tant il est déjà indiscutable.
Conçu sur les chapeaux de roues, un tel film ne pouvait avoir de fin que paroxystique et celle que Buñuel a cette fois concoctée est un monument de nécrophilie baroque. Elle vient asséner, dans un tonnerre musical empesé de grandiloquences wagnériennes, le coup de gong final sur le mental déjà passablement ahuri du spectateur, le laissant à la fois pantelant et rasséréné, mais toujours dubitutatif quant à la nature de ce qui vient de lui passer sur le corps: était-ce une étreinte ou un passage à tabac ?
OLIVIER SÉGURET [Libération, 8 JUILLET 1995]
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