Quitter l'Enfance

Quitter l'Enfance (3)

Le Cyclone à la Jamaïque

Mercredi 2 décembre 2015 à 20h

Cinéma Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

Cycle " Quitter l'enfance? "

Cyclone à la Jamaïque / Wing in Jamaïca

Alexander Mackendrick (USA - 1965)

« Cyclone à la Jamaïque, c’est l’hommage du cinéma à Stevenson et à Daniel Defoe, la concrétisation de nos rêves hantés par les cocotiers et les brigands à la jambe de bois, l’éblouissante illustration du cimetière marin, l’irrésistible envie de s’endormir au creux de la vague, de s’y laisser voguer à travers vent et marée. Et les couleurs qui évoquent la chaude palette du Moonfleet de Fritz Lang, la figure de proue retournée qui ressemble à une tête de mort, la terreur d’un cuisinier chinois superstitieux… toute la grande symphonie de l’aventure, lyrique, romantique, éperdue, beuglée à pleine poitrine avec, pour refrain, le bruit du ressac et le cri du guetteur. 
                                                                                                                      Nouvelles littéraires, 29  juillet 1965.

C'est un chef-d’œuvre secret du cinéma, dont les admirateurs énoncent le titre comme un mot de passe. Echec public à sa sortie ce film n’a jamais vraiment eu droit à une seconde chance malgré une édition tardive en DVD. C’est bien dommage car il n’a pas beaucoup d’équivalents dans la production cinématographique des années 60.
Cyclone à la Jamaïque (A High Wind in Jamaica, 1965) est sans doute l’un des plus beaux titres de l’histoire du cinéma anglais et du cinéma d’aventures, et bien plus que cela. Sa beauté réside dans son étrangeté, son ambigüité, sa poésie élégiaque et ses bouleversantes ruptures de tons. Ce qui aurait pu être un banal film de pirates destiné au jeune public devient grâce au talent de Mackendrick (qui signe ici son meilleur film avec Le Grand Chantage récemment ressorti sur les écrans français) et ses scénaristes Stanley Mann et Ronald Hartwood un conte initiatique fiévreux et sensuel où la mort rode et que l’on peut sans exagération comparer aux Contrebandiers de Moonfleet et à La Nuit du chasseur.
                                                                                                                                                    Olivier Père.

Au XIXe siècle, les enfants d'un planteur anglais sont capturés par un pirate qui les prend sous sa protection. Avec Cyclone à la Jamaïque, Alexander Mackendrick prouvait qu'il était aussi doué pour le film d'aventures que pour la comédie satirique (L'Homme au complet blanc) ou le polar très noir (Le Grand Chantage).
Trois raisons de redécouvrir ce film rare.
1. Un film d'aventures original. Après l'impressionnante séquence de tempête inaugurale, où l'effroi n'exclut pas l'humour, presque toute l'action se déroule en mer. Les scènes d'abordage, délibérément anti-spectaculaires, importent moins que les moments de calme : Mackendrick raconte le quotidien des flibustiers et de leurs prisonniers avec un sens du détail et une ironie dignes de Stevenson.
2. Une vision juste de l'enfance. « Un enfant [...] n'a pas encore eu le temps d'être corrompu, expliquait Mackendrick. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas quelque chose de mauvais ou de diabolique en lui. » Le réalisateur décrit autant la puissance d'imagination des enfants que leur absence de morale. Deux points communs avec les pirates.
3. Le plus beau rôle d'Anthony Quinn. Acteur souvent monolithique, l'interprète de Zorba le Grec a su transcender son jeu pour incarner Chavez, le pirate débonnaire. Un personnage drôle et émouvant, mi-capitaine Crochet, mi-Popeye, qui a gardé son âme d'enfant.
                                                                                                     Samuel Douhaire, Télérama, 21 juillet 1965.

On trouvera, en fichiers téléchargeables, un dossier d'étude sur le film proposé par le CNC, ainsi que la fiche et l'affiche du film conçues par le Ciné-club de Grenoble.

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Lacombe Lucien

Mercredi 25 novembre 2015 à 20h
Cinéma Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
Cycle "Quitter l'enfance?"
Lacombe Lucien
Louis Malle (France - 1955)

Lacombe Lucien, une réflexion anticonformiste sur le passé
Lacombe Lucien conte l'histoire d'un jeune paysan du sud de la France remarquablement campé par un non-professionnel, Pierre Blaise, issu comme le héros du monde rural (et mort dans un accident de la route peu après le film) qui se range, sans réelle conviction, dans le camp des miliciens. Avec l'argent, les armes, les vêtements neufs et le pouvoir que lui apportent ses fonctions, il se forge une nouvelle identité. Alors qu'il ne souffre guère d'être mis à l'écart par sa famille et ses anciens amis, Lucien est très troublé par l'amour qui le porte vers une jeune et riche juive, qu'il sauvera finalement de la déportation.
Faisant fi des incontestables qualités du film de Louis Malle, ses détracteurs accusèrent le cinéaste d'avoir trop opportunément sacrifié à une douteuse mode rétro. Passe encore qu'il ait ramené à la surface des vérités qu'on aurait préféré oublier, mais qu'il ait osé renvoyer dos à dos résistants et collaborateurs, voilà qui ne pouvait être pardonné au cinéaste, en dépit de ses protestations d'objectivité.
Même si les récations soulevées par Lacombe Lucien ne furent pas le principal motif de l'exil américain du cinéaste, il n'en reste pas moins que c'est à partir de ce film qu'il renonça à faire carrière en France.
Louis Malle a connu lui-même, enfant, les aléas de la France occupée. Issu d'une riche famille de producteurs de sucre du nord de la France, né le 30 octobre 1932, il fut évacué vers un collège des Carmes de Fontainebleau, où des enfants juifs dont les parents étaient morts ou avaient été déportés avaient trouvé refuge. Un jour, des soldats allemands envahirent l'établissement et, après avoir démis le directeur de ses fonctions et emmené les jeunes juifs, fermèrent le collège. Tout jeune donc, Louis Malle fut marqué par le spectacle de la violence, de même qu'il allait l'être, peu après, par les résistants qu'il côtoya alors qu'il s'était réfugié dans le centre de la France."
                                                          Le Cinéma français.1960-1985 sous la direction de Philippe de Comes et Michel Marmin 
                                                          avec la collaboration de Jean Arnoulx et Guy Braucourt. Paris: Editions Atlas, 1985. p. 47.

La réception du film et le thème de l’Occupation au cinéma
[...] La polémique suscitée par le film accuse son originalité dans un paysage cinématographique globalement marqué par ce que Jacques Siclier nomme le « mythe d’une France presque unanimement résistante ». Dans le chapitre XVI de La France de Pétain et son cinéma, Jacques Siclier s’attache en effet à montrer comment le cinéma, dès l’après-guerre et jusqu’à nos jours, a contribué à façonner le mythe de l’élan national, en occultant souvent la description de la France de Pétain, au profit du récit des épisodes glorieux de la Résistance. La mémoire de ces actes de résistance, dont l’exemplarité force le respect, est bien sûr extrêmement utile ; et nombreux sont les films remarquables qui ont pour sujet la Résistance (citons par exemple L’Armée des ombres, 1969, de Jean-Pierre Melville). Reste que le cinéma français a souvent eu du mal à évoquer la période de l’Occupation et de la collaboration, soit qu’il en reste à l’évocation édifiante des héros (par exemple un film comme Paris brûle-t-il ? (1966), de René Clément, superproduction à la gloire de la Libération de Paris) ; soit qu’il se complaise dans ce que Siclier nomme la « comédie lourdement burlesque ». Un des exemples mentionné est Mais où est donc passée la septième compagnie ? (1973), une comédie de Robert Lamoureux où les nazis sont tournés en ridicule et où l’on vante « la débrouillardise du Français moyen ». Pour éluder la réalité de la collaboration de l’État, des formes de censures ont même existé : ainsi Alain Resnais a-t-il dû recouvrir de gouache le képi d’un gendarme français qui apparaissait dans un plan de Nuit et Brouillard (1955) – un plan où l’on montrait le camp de « rassemblement » de Pithiviers. Des pressions ont également été exercées pour relativiser l’évocation amère de la vie des Français et de la lâcheté ordinaire sous l’Occupation : c’est ainsi qu’une fin « heureuse » (d’ailleurs très artificielle) a été imposée à Claude Autant-Lara pour son film La Traversée de Paris (1956). Le Chagrin et la Pitié (1971) marque un tournant important dans la remise en question du mythe de l’élan national. Ce film de Marcel Ophuls, qui mêle entretiens et documents historiques, évoque directement et frontalement la période de l’Occupation en se focalisant sur l’exemple d’une ville, Clermont-Ferrand. Mais là encore, le film a bien failli souffrir d’une forme de censure très pernicieuse, dans la mesure où l’ORTF a refusé sa diffusion. Il n’a pu être vu du public français que grâce à une diffusion en salles, à laquelle Louis Malle a d’ailleurs collaboré, en tant que distributeur.
                                                                                                                                                                      [reseau-canope.fr]

On trouvera en attaché deux fichiers téléchargeables: un travail intéressant sur le film proposé par le cndp et l'article de Pauline Kael sur le film, article paru dans le New Yorker en 1974.

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Le fleuve

Mercredi 9 décembre 2015 à 20h
Cinéma Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
Fin du cycle "Quittter l'enfance"

Le Fleuve / The River
Jean Renoir (France, GB, Inde, USA - 1951)
Prix de la critique internationale à la Mostra de Venise 1951

« Le Fleuve, un des plus beaux films qui soit !
Mon père m’a emmené le voir quand j’avais 8-9 ans.
C’est un film qui s’est imprégné en moi et ne m’a jamais quitté depuis. »
Martin Scorsese
« J’ai tendance à penser à ce film comme un film expérimental.
C’est une oeuvre de peintre, une explosion de couleurs. »
Arnaud Despléchin

Fils de Pierre-Auguste Renoir, l'un des peintres les plus prolifiques du mouvement impressionniste, Jean Renoir va marquer non seulement le cinéma français mais le monde cinématographique de son empreinte. A tel point qu'il sera adopté par les frondeurs de la Nouvelle Vague qui en feront leur symbole, François Truffaut allant même jusqu'à le surnommer "le patron".

Jean Renoir à propos du Fleuve
J'ai retrouvé une certitude semblable avec Le Fleuve. J'ai senti monter en moi ce désir de toucher du doigt mon prochain que je crois être vaguement celui du monde entier aujourd'hui. Des forces mauvaises détournent peut-être le cours des évènements. Mais je sens dans le coeur des hommes un désir, je ne dirai pas de fraternité, mais plus simplement d'investigation. Cette curiosité reste encore à la surface, comme dans mon film. Mais c'est mieux que rien. Les hommes sont bien fatigués par les guerres, les privations, la peur et le doute. Nous ne sommes pas arrivés à la période des grands élans. Mais nous entrons dans la période de la bienveillance. Mes camarades et moi sentions cela dans les Indes même dans les mauvais jours où Hindous et Mahométans s'entretuaient. La fumée des maisons incendiées n'étouffait pas notre confiance. Nous pensions seulement que ces hommes étaient en retard sur leur temps.
                                                                                          On me demande... [Cahiers du cinéma, n° 8 (janvier 1952), p. 5-6].

Marguerite Duras sur Le Fleuve
Il y  un film que j'aime particuièrement parce qu'il me rappelle très fort les postes de brousse de mon enfance. C'est Le Fleuve. Je n'aime pas la fille qui érit des poèmes mais j'aime cet enfant qui veut le serpent. J'aime ces rampes qui donnent sur le Gange, ces vérandas, les siestes, les jardins. Je n'aime pas les Indiens qui sont dans le film. Ça ne sert à rien de les montrer. Je n'aime pas non plus cette gentillesse partout. L'amour est trop joué dans Renoir. La Règle du jeu illustre ça pour moi, le désir remplacé par sa pavane. Au mieux par sa défiguration - chez les domestiques, non ? Je me souviens mal.
                                                               [in Marguerite Duras et le cinéma, Les yeux verts, Cahiers du Cinéma (2014), p. 52].

Préentation du Fleuve par Olivier Père
C’est Le Fleuve (The River, 1951) de Jean Renoir qui fut le premier film projeté sur l’écran de la salle Henri Langlois lors de l’inauguration de la Cinémathèque française à Bercy. Martin Scorsese avait présenté la séance, il y avait de nombreux cinéastes du monde entier dans la salle. L’émotion était palpable. [...]. L’occasion de revoir l’un des films (en Technicolor) les plus sublimes jamais réalisés, mis en scène par l’un des plus grands cinéastes de l’histoire du cinéma.
Par un heureux hasard de calendrier Le Fleuve est distribué en salles le même jour que Tabou de Miguel Gomes (qui a trouvé son public dès les premières séances de son exploitation commerciale, excellente nouvelle.
Les deux films, au-delà de leur beauté, partagent plusieurs points communs : l’exotisme, l’évocation de souvenirs enfouis, et le mélodrame. Le bovarysme aussi, avec dans Le Fleuve de magnifiques portraits de jeunes femmes qui quittent l’adolescence, expérimentent l’ennui provincial (ici l’ennui colonial) et découvrent en même temps que l’attrait des hommes la société, cruelle et hypocrite, des adultes. Et plus profondément il y a chez Renoir et Gomes une conception voisine du cinéma et de la manière de faire des films, une vision cosmique de la vie, de l’amour et la mort. Production américaine tournée en Inde par un cinéaste français, d’après un roman et avec des interprètes anglais, Le Fleuve est sans doute le sommet de l’œuvre de Renoir, le film où s’exprime avec le plus de sérénité et d’universalité sa philosophie de la vie, au-delà du simple choc des cultures.
De Boudu sauvé des eaux au Déjeuner sur l’herbe et passant par Partie de campagne, Renoir a toujours associé le motif aquatique à celui du destin. Les êtres humains sont selon sa fameuse formule des bouchons charriés au gré du courant.
Dans Le Fleuve, film d’une richesse et d’une profondeur inouïes, on retiendra surtout l’acceptation de la mort, même sous sa forme la plus scandaleuse – celle d’un enfant – comme partie intégrante de la vie. Cette sagesse, Renoir la devra pour une grande part à sa découverte fascinée de l’Inde, sans négliger l’importance du roman de Rumer Godden dont est adapté le film. La biographie remarquable de Pascal Mérigeau nous confirme que Renoir a souvent dit tout et son contraire sur son travail et celui des autres, mais cette citation du cinéaste définit parfaitement la force et l’évidence de ce film génial :
« Le Fleuve qui semble être un de mes films les plus apprêtés, est en réalité le plus proche de la nature. S’il n’y avait une histoire basée sur des forces immuables, l’enfance, l’amour, la mort, ce serait un documentaire. »
                                                                                                                                        Olivier Père [Arte.tv, 01 janvier 2002].

Dès lors, quel rôle joue cette beauté chromatique dans l’émotion discrète, croissante qui étreint le spectateur ? Comme toutes les grandes œuvres de cinéma, Le Fleuve est un film sur le regard. Et s’affirme, plus encore qu’un hommage à la culture indienne, comme un hymne à la splendeur des apparences. Dans la philosophie hindoue, toute chose est sacrée. Tout doit être regardé, respecté : les moindres roches, brins d’herbe, flaques d’eau ; le flamboiement d’un sari comme l’éclat timide d’un sourire. La caméra les saisit avec une précision, une sérénité incomparables. Le personnage discret et pudique de Mélanie semble incarner un tel regard, elle qui ne juge rien, ni personne (sauf elle-même, et sévèrement, dans un moment de désarroi sentimental). Au fond, sous les fugaces soubresauts des trajectoires individuelles, tout est éternité. Tout est harmonie.
Pour mieux évoquer le délicat cheminement des uns et des autres vers cette harmonie, Renoir s’attache à peindre des personnages mal dans leur peau, des êtres sensibles et généreux mais qui se sentent exilés du monde – notamment la jeune Harriet, vilain petit canard qui se rêverait cygne, et le capitaine John, qui a perdu une jambe à la guerre (ce qui avait failli arriver à Renoir lui-même). Si une certaine réconciliation avec les autres, soi-même et le monde s’opère enfin, c’est moins au nom de la résignation ou de l’abdication que du consentement («consent to everything», dit Mélanie). Mot très beau, qui dit à la fois l’intimité du soi (le sentiment) et son alliance avec l’autre – sous les auspices d’un ordre cosmique qui tous nous unirait. Alors seulement, par-delà les drames (mort d’un jeune frère, déchirements de l’exilé, désespoirs amoureux…) peut se développer la conscience que nous sommes des voyageurs dans le monde : tous en transit; emportés dans l’irréversible écoulement du temps (métaphore transparente du Gange, placide et multimillénaire). En filmant cet assentiment au monde, Renoir semble exalter l’amour, tant celui des choses que des êtres. Et derrière l’amour : une mystique de la vie, simple et humble, prenant acte à la fois de la beauté et de la précarité de toutes choses. D’où cette phrase saisissante, prononcée par le capitaine John à l’issue de la tentative de suicide d’Harriet : « A chaque chose qui vous arrive, à chaque personne que vous rencontrez qui a de l’importance à vos yeux, ou bien vous mourez un peu, ou bien vous renaissez ». Sous les inévitables drames : la modeste mais nécessaire contribution de chaque être au fil de l’éternité. Un bouleversant appel à vivre.
                                                                                                                                     Antoine Benderitter [5 décembre 2012].

On trouvera, en fichiers téléchargeables, un dossier d'étude sur le film proposé par l'association Cinépage, une critique du film (en Anglais), ainsi que la fiche et l'affiche du film conçues par le Ciné-club de Grenoble.

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