Le couteau dans l'eau
ROMAN POLANSKI, principes d’incertitude
1962, Roman Polanski a 29 ans. Quinze longs-métrages de cinéma l’attendent…au minimum. Le premier d'entre eux affiche sa modernité, aussi désinvolte que construite, aussi spontanée que composée. Le couteau dans l'eau, co-écrit par Skolimowski, frère de Lodz, frappe par son économie de moyens. Deux hommes et une femme sur un bateau, un couteau passant de main en main pour aiguiser le suspens, et le tour est joué. Photo en noir et blanc, inventivité constante du cadre, maîtrise de l'espace clos (et extérieur), la rigueur de Polanski impressionne d'autant plus qu'elle ne se prend jamais au sérieux. Le couteau dans l'eau introduit dans son intrigue un troisième larron pour tendre encore davantage les rapports humains. Un étudiant auto-stoppeur libre comme l'air s'immisce dans la cage dorée d'un couple embourgeoisé. Sans le faire imploser, il le déstabilise et le remet en question. Pour dépeindre la violence ou la sexualité, Polanski use du même procédé. L'une et l'autre sont pratiquement élidés, pour mieux être mis en valeur. L'érotisme des corps semi-nus débouche pendant les deux-tiers du film sur une frustration (pas de passage à l'acte !) qui finit par prendre forme…hors-champ. Polanski n'a pas besoin de montrer Krisztina faisant l'amour avec son amant tant l'intensité sensuelle qui prévalait jusque-là, a décuplé l'effet attendu.[…]
Dans ce contexte réaliste, le fantastique s'immisce naturellement. C'est l'une des caractéristiques majeures du cinéma de Roman Polanski.
L’insistance sur un détail visuel ou sonore peut déboucher sur l’étrange : des enfants jouant en bas d'un immeuble, un orchestre de rue, le bruit d'un frigidaire ou l'eau qui goutte d'un robinet, tous ces éléments banals paraissent soudain transfigurés dans le contexte du film. Ils inquiètent.
Bernard PAYEN, rédacteur en chef d'Objectif Cinéma. [http://www.roman-polanski.net]
Un huis clos initiatique.
Pologne, début des années 60. Un couple de bourgeois invite un jeune auto-stoppeur à passer le week-end sur son yacht... Ce premier long métrage de Roman Polanski est l'oeuvre d'un cinéphile passionné. Deux hommes, une femme et un bateau lui suffisent pour faire sourdre une menace hitchcockienne sur une eau dormante. Et pour retrouver, par la sophistication de ses plans, la violence sexuelle latente d'un Mankiewicz ou d'un Kazan adaptant Tennessee Williams. Cette virtuosité sert des intentions multiples. Il y a la critique transparente d'un régime socialiste favorisant les privilèges qu'il était censé abolir. Et, au-delà, celle de l'embourgeoisement, que ce soit dans le couple ou dans le confort matériel. C'est, avant 68, le procès de la société de consommation. C'est, avant Pierre Bourdieu, celui de la domination masculine. Sauf que Polanski, lui, semble déjà sans illusions. Le jeune rebelle qu'il met en scène est fasciné par la puissance de l'homme arrivé. L'incartade féminine restera sans lendemain, et l'ordre conjugal et bourgeois, indépassable. En ce sens, le film rend compte d'un terrible processus de dressage.
Louis Guichard [Télérama, 15 janvier 2011]
- Publié dans Regards sur l'Est
- Écrit par Christophe
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