A Table

A Table (2)

La Grande Bouffe

Mercredi 7 janvier 2015, 20h
La grande bouffe  / La grande abbuffata
Marco Ferreri (France/Italie - 1973)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
" Nous tendions un miroir aux gens et ils n'ont pas aimé se voir dedans.
C'est révélateur d'une grande connerie
." Philippe Noiret.

Car le paradoxe a voulu que Ferreri finisse par être un cinéaste sous-estimé. Alors qu'avec Fassbinder et Oshima, il aura sans doute été, depuis trois decennies, le cinéaste le plus intimement lié au battement du coeur du monde contemporain. La force de son cinéma n'est justement jamais liée à une vision théorique de l'homme, mais à une capacité intuitive de l'inventer, d'en saisir la pulsation intime, la mélancolie et la solitude. Sans dramatisation, complaisance ni emphase, sans avoir recours à des dispositifs (ce mot si galvaudé aujourd'hui qui, à sa manière, dit tout le contraire de ce qu'est le cinéma de Ferreri), il aura capté le désenchantement de la civilisation contemporaine, la crise de valeurs collectives et le manque d'amour. Avec toujours une belle croyance dans l'homme, évidente, sereine.
Serge Toubiana [Cahiers du cinéma, n° 515 (Juillet-Août 1997), p. 21].

La projection de La Grande Bouffe, au cœur du week-end, marque le quarantième anniversaire du scandale qui avait secoué la Croisette en 1973, un des derniers vrais grains à s'être abattu sur les marches cannoises. « J'étais toute naïve, se souvient Andréa Ferréol, mon père était assis derrière moi et il m'a fait un petit signe – pouce levé – quand le film s'est achevé. Je ne m'attendais pas du tout à ce qui nous attendait dehors. J'ai été secouée, physiquement prise à partie, les gens hurlaient, une femme m'a agrippée pour me dire : " Madame, j'ai honte d'être française " et ça ne s'est pas arrêté à Cannes. Quand nous sommes rentrés à Paris, certains restaurants refusaient de nous servir. Un soir, dans un restaurant italien, un femme est venue me voir et m'a dit : " Madame, puisque vous êtes là, je pars! " » Michel Piccoli se souvient, lui, d'un employé de la SNCF qui lui avait dit dans une gare : « Mon pauvre monsieur, c'est terrible votre métier ! Dire que maintenant vous n'aurez plus de travail... »
L’année précédente, en 1972, le cru cannois avait été jugé si faible que le comité de sélection du Festival décide de réagir. Les trois films de la compétition qui concourent pour la France créent, de fait, l’événement : La Planète sauvage, de Topor et Laloux, La Maman et la putain, de Jean Eustache, lui aussi objet de scandale, mais qui divise moins la critique. Et cette fameuse Grande Bouffe, projetée le 21 mai. Dès la mi-séance, les pets et les geysers scato à l’écran commencent à susciter des huées. Andréa Ferréol se souvient qu’à l’orchestre un homme hurlait : « Vous n’avez plus qu’à nous pisser dessus maintenant ! » Qu’est-ce qui, alors, choque tant ? La chair et la graisse, le vomi et le caca. Des montagnes de chair englouties, des hommes dégoûtés par la vie qui se gavent comme des oies, rotent et forniquent. L’homme est réduit à une mécanique physiologique, la société de consommation, exhibée dans toute son obscénité. De quoi exciter les gardiens du bon goût, qui trouvent là matière à s’étrangler d’indignation.
Le film sert, d’ailleurs, de révélateur. Qui aurait pu penser qu’Ingrid Bergman, présidente du jury, juge La Grande Bouffeet La Maman et la putain comme les films « les plus sordides et les plus vulgaires du Festival » ? C’est dans la presse que la violence est le plus marquante. En replongeant dans les articles de l’époque, on est stupéfait. Florilège : « Honte pour les producteurs […], honte pour les comédiens qui ont accepté de se vautrer en fouinant du groin […] dans pareille boue qui n’en finira pas de coller à leur peau » (Jean Cau). « On éprouve une répugnance physique et morale à parler de La Grande Bouffe » (Louis Chauvet, du Figaro). « Le Festival a connu sa journée la plus dégradante et la France sa plus sinistre humiliation » (François Chalais, d'Europe 1). « La Grande Bouffe relève plus de la psychiatrie que de la critique » (André Brincourt, du Figaro). Dans les colonnes de Télérama aussi, on se lâche en s’écharpant. Un « pour/contre » ne suffit plus, la bombance de Ferreri réclame trois critiques dont une, historiquement viscérale, de Claude-Marie Trémois : « Ce que l’on blasphème ici, c’est l’homme, le partage fraternel du pain et la notion même de fête. Ce qu’on sacralise, c’est l’excrément. » Gilbert Salachas est plus narquois dans son verdict négatif, tandis qu’Alain Rémond défend le film avec un certain calme.
Samedi soir, si l'on oublie quelques fauteuils qui claquent, le film est projeté dans un climat d'adhésion rieur et unanime. Même le roumain Cristian Mungiu, réalisateur d'Au delà des collines, et membre du jury de Steven Spielberg, rit à gorge déployée aux dialogues de Francis Blanche. « On nous a reproché d'être grossiers et vulgaires, dit Michel Piccoli, mais c'est tout le contraire, La Grande Bouffe est un film d'amour. Amour des gens, amour des hommes et amour de la femme. » Un seul regret. Des tempêtes comme ça, on n'en connait plus. 
« Chaque année, dit Thierry Fremaux, en ouverture de la séance, on me demande : " Alors quel film fera scandale cette année ?" » Avant d'aller s'asseoir, Andréa Ferréol dit : « Ca serait bien qu'il y ait encore du scandale ce soir. » Il n'y en a pas eu.
Laurent Rogoulet [Télérama, 19 mai 2013]

 
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Le Festin de Babette

Mercredi 14 janvier 20145, 20h
Le festin de Babette  / Babettes Gaestebud
Gabriel Axel (Danemark - 1987)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
 
Un film beau, simple, pur, où passent l'amour des êtresl'innocence des humbles, le mystère de la création artistitque, où souffle le vent de l'esprit. [...]
La mise en scène de Gabriel Axel, sa mise en images où le noir, le blanc, toutes les nuances du gris, disent, au fil des saisons, les couleurs du temps, de la religion, épousent les cheminements narratifs de Karen Blixen.
Jacques Siclier [Le Monde, 27-28 mars 1988].
 
Le film de Gabriel Axel rejoint The Dead de John Huston, le repas y suit le même mouvement de la résurgence du passé, pour aboutir à la même révélation d'une histoire d'amour impossible et morte. Plus qu'un oeuvre d'atmosphère pointilliste, Le Festin de Babette reste, avant tout une belle histoire, un conte moderne où le merveilleux n'a d'autre pouvoir sur la vie que de rendre les échecs, les regrets et la mort plus doux. Avec ce film poétique, Gabriel Axel prend place parmi les cinéastes conteurs, qui aiment leur histoire, mais aussi leurs personnages et leurs acteurs: ils sont tous ici magnifiques.
Frédéric Strauss [Cahiers du cinéma, n° 405 (Mars 1988), p. 43-45].
 
... Autour de beaux visages
"J'ai eu cinquante-quatre jours de tournage, ce qui est confortable mais nécessaire à cause d'acteurs âgés qui jouaient au théâtre le soir. L'aîné (le pasteur) a quatre-vingt-quatre ans. Il y a sept comédiens ayant travaillé avec Carl Th. Dreyer principalement dans Ordet, Gertrud, Jour de colère. Je n'ai pas voulu faire un hommage à Dreyer, cela s'est produit presque par hasard. J'ai retrouvé ces beaux visages tous différents qui font passer par le regard, l'intensité, la présence. Ils se complètent. Le général est interprété par Jarl Kulle, le grand comédien de Bergman, notamment de Fanny et Alexandre."

Entretien avec Gabriel Axel [La Revue du cinéma, n° 437 (Avril 1988), p. 20-26]

L'esprit et la matière
" Les problèmes évoqués dans le film sont loin de nous, seulement en apparence. Il parle de la communication empêchée ici par la religion dogmatique. Le repas préparé par Babette provoque la communication entre les êtres, c'est le miracle, il entraîne l'union de l'esprit et la matière. Conte métaphysique, ce film ne s'adresse pas à notre esprit, à notre sens esthétique ou à nos sentiments, mais à notre âme."

Entretien avec Stéphane Audran [La Revue du cinéma, n° 437 (Avril 1988), p. 20-26]

Un conte de Karen Blixen fournit le savoureux scénario de ce film, qui connut une carrière étonnante. En 1871, une Française chassée par la Commune trouve refuge au Danemark, dans un village très pieux. Les deux filles du défunt et vénéré pasteur prennent Babette à leur service, mais, au bout de quatorze ans, elle s'apprête à les quitter en leur préparant un inoubliable festin... Il y aura douze personnes à table, autant que d'apôtres. Et Babette offre avec ce repas la part la plus belle de son histoire : « Prenez, ceci est ma vie », semble-t-elle dire...
La symbolique religieuse rencontre ici celle de la chair fraîche : les mets, diablement sophistiqués, ont le goût de toutes les tentations. C'est soupe de tortue contre cantiques, nourritures terrestres contre nourritures spirituelles... Le duel se joue cependant dans la douceur et la subtilité. La nostalgie rassemble les personnages, qui ont tous le regret d'un amour qu'ils ont laissé passer. Dans la communauté priant pour l'éternité, le festin rappelle que les bonheurs éphémères, qui font tant souffrir, peuvent aussi être des miracles. Gabriel Axel met en scène cette histoire avec un fin plaisir, tout comme Stéphane Audran l'interprète : elle est divine.
Frédéric Strauss [Télérama, 26 décembre 2009]

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