Au bord du monde

Mardi 3 mai 2016 à 20h
Cinéma Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)
En partenariat avec "Accueil Vieux Temple"

Au bord du monde
Claus Drexel (France - 2013)

L

« Sous le charme, le spectateur ne peut détourner le regard, et n'en a nulle envie.
Le temps du film, ces SDF ont quitté l'état de spectre. Ils sont devenus ses frères
»
Le Monde.

« Vivre dehors, ça casse, ça use, ça tue. On n'est pas en état, on tient pas le coup…» C'est Wenceslas qui parle, assis sur un banc, son chariot chargé à bloc et garé derrière lui. Avec sa barbe et son bonnet de marin, il a l'air d'un capitaine jovial en attente d'un départ imminent pour une destination lointaine. Mais en réalité, ses grandes traversées le mènent non à l'aventure du grand large, mais aux abords des magasins rutilants de la Madeleine, à Paris, pour récupérer la nourriture invendue qui lui permette de tenir. Il dit qu'après quatre ans à la rue, il en a marre. Dans Au bord du monde, ils sont une dizaine de personnes à s'exprimer ainsi frontalement, racontant leur expérience de la pauvreté.
Claus Drexel a tourné pendant un an, d'avril 2012 à mars 2013, il est sorti «en maraude» avec son équipe quatre ou cinq nuits par semaine, accumulant une centaine d'heures de rushs : « Les deux premiers mois, on a circulé dans Paris avec les équipes du Samu social, on a rencontré énormément de monde et, au terme de cette première approche, on a tourné avec une quarantaine de personnes [il n'en reste qu'une dizaine dans le film, ndlr], et je me suis rendu compte qu'il y avait une pluralité de problèmes possibles à traiter. Mais ce qui m'a touché, c'est que certaines personnes sont confrontées à des problèmes qui vont bien au-delà des questions économiques.»[...]
Du Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir aux nombreux clochards qui hantent les films de Leos Carax (Amants du Pont-Neuf ou Holy Motors) en passant par Sans toit ni loi d'Agnès Varda ou Paria de Nicolas Klotz, il existe une histoire française des projections imaginaires sur ceux qui déambulent dans les limbes de l'activité commune, productive, travailleuse et abritée. Quelque chose fascine et terrifie comme une dépossession toujours possible dans l'univers de l'accumulation de biens, au cœur même d'un système social a priori organisé pour protéger et porter secours. C'est bien la vulnérabilité des personnes interrogées et considérées ici qui saute aux yeux quand il faut rentrer le chariot dans la tente pour ne pas se le faire voler ou que des jeunes ivres sortant de boîte viennent vous chahuter, ou encore lorsqu'il faut dormir, assis et que d'un œil (« c'est une autre sorte de sommeil, on tombe d'un coup, poum !» dit Christine) [...].
Didier Péron [Libération, 21 janvier 2013].

On n'avait plus vu Paris aussi étincelant depuis Stanley Donen et ses films avec Audrey Hepburn. Eclairés par un chef opérateur magique, Sylvain Leser, les monuments semblent émerger, la nuit, tels des mirages. Dans cette ville fantôme, les voitures, rares, semblent glisser pour fuir ailleurs. Et laisser la place à ceux qui n'ont pas où aller... Un homme pousse son Caddie dans les rues désertes pour gagner le lieu où il dort, depuis des années : c'est Wenceslas... Recroquevillée contre sa grille, Christine raconte sa vie d'avant : sa maison, détruite, son mari et ses trois garçons, eux aussi à la rue, qu'elle espère retrouver un jour. On ne sait pas si elle dit vrai ou si elle invente, tant elle semble échappée d'une pièce de Jean Giraudoux : elle ressemble, d'ailleurs, à l'actrice Marguerite Moreno, célèbre pour avoir créé La Folle de Chaillot... En compagnie d'un ami étrangement muet, Pascal évoque sa cabane du 7e arrondissement, faite de bric et de broc, qu'il a mis des mois à aménager, à embellir. « S'il y avait le courant, ce serait royal ! dit-il en riant. Déjà que je ne sors pas beaucoup de chez moi, là, je ne sortirais plus du tout ! » Son angoisse, c'est que certains riverains, pas contents de voir un clodo gâcher leur belle rue, le forcent à déguerpir, un jour. Pour l'instant, ils sont gentils. « Y a même un flic qui m'a apporté un plat de charcuterie pour Noël »... Alexandre, lui, installé de l'autre côté de la Seine, philosophe, tel un disciple de Cioran :
« On recule au lieu d'avancer. Bientôt la société deviendra moderne, mais l'homme redeviendra préhistorique. La seule chose qu'il n'y aura pas, ce sont les dinosaures. Mais la police continuera à exploiter cet homme des cavernes moderne »...
Ils sont tous magnifiques, ces résistants éphémères. Dignes. Aussi beaux que cette ville, magnifique et froide, autour d'eux. Que le regard, chaleureux, du réalisateur. Claus Drexel ne les humilie pas. Il ne les filme pas, comme beaucoup avant lui, avec une pitié maladroite. Il en fait, au contraire, de purs héros tragiques, victimes de forces qui les dépassent et qui les broient. Démarche passionnante. Réussite totale.
Pierre Murat [Télérama, 22 janvier 2014].



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