Eva en Août

Eva en Août

EVA EN AOÛT De Jonás Trueba Avec Itsaso Arana, Vito Sanz, Isabelle Stoffel

En quelques lignes …

Eva en août est un film qui sait prendre son temps, comme son personnage principal, incarné par la lumineuse Itsaso Arana (également coscénariste). Eva a pris le temps d’une escale dans sa vie, elle semble ne pas trop savoir elle-même pourquoi, de même qu’elle ne sait pas très bien ce qu’elle est, peut-être une actrice, mais peut-être déjà plus. Elle est disponible, à elle-même, aux autres, à l’été madrilène étouffant, mais qu’on peut très bien supporter pour peu qu’on le prenne comme une chance, car l’été c’est aussi l’occasion de faire ce que l’on veut vraiment … C’est ce qu’explique Eva à Luis, un ami qu’elle retrouve par hasard. Ce temps qui s’écoule lentement sur la ville et sur ses alentours, ces espaces qui se déploient au fil de l’errance d’Eva offrent un premier niveau de lecture, et invitent le spectateur à partager lui aussi ses moments de bonheur, par exemple devant le beau visage de la statue de Poppée, au musée, durant la fièvre des fêtes nocturnes, ou en éprouvant la fraîcheur d’une rivière, lors d’une excursion hors de Madrid. Au bord de l’eau, se retrouvent quelques-uns des personnages rencontrés par Eva : deux garçons, l’un anglais l’autre gallois, qui chantent les chansons des Brigades internationales ; une comédienne de rue, allemande, et une ancienne amie perdue de vue, invitée avec son jeune enfant. Ce décousu de la vie, le metteur en scène ne cherche pas à trop l’organiser, il laisse, comme son héroïne, advenir retrouvailles et nouvelles rencontres sans vouloir les prolonger ou leur donner une fonction narrative définitive. Mises bout à bout, ces scènes donnent cependant tout son sens à l’errance d’Eva.

Comment devenir une « vraie » personne »

La diversité humaine des rencontres offre un deuxième niveau de lecture au film. Un peu comme dans certains films de Rohmer, mais un Rohmer moins policé et plus direct, la conversation fait aussi son cinéma, et ouvre sur des interrogations existentielles : sur ce que fait de nous le voyage, ou à l’inverse sur le fait de rester dans le lieu où l’on est né, sur la possibilité des recommencements. Aucune clé définitive ne nous est donnée : changer de pays, de ville nous change, mais l’on peut aussi avoir le courage de (se) changer en restant toute sa vie dans le même lieu, comme le suggère l’un des personnages. D’ailleurs Eva elle-même, madrilène, est comme en exil temporaire dans un appartement qu’on lui a prêté. Une nuit, elle ne parvient même plus à ouvrir la porte d’entrée, ce qui la conduit justement à retrouver une amie perdue de vue. Se perdre pour retrouver l’autre, peut-être pour se retrouver soi-même ? Le film est plein de tels micro-récits paradoxaux.

La vierge d’août

Un troisième niveau de lecture, à la fois mystérieux et ironique, nous est donné par le titre espagnol, La virgen de Agosto (« la vierge d’Août ») : le film est aussi un conte sur la féminité (étonnante scène mystico-païenne de « massage » pratiquée par une femme rencontrée … au cinéma), sur ce qui fait que l’on devient femme - avec des règles que les hommes, s’ils les avaient, ne pourraient supporter sans demander un congé à leur employeurs -  et même que l’on peut même devenir mère sans rapport sexuel, un mystère qu’Eva découvre sans que le spectateur sache s’il doit être pris au sérieux. Le secret d’Eva lui appartient et ne sera pas dévoilé. Les références à la vierge apparaissent également au passage des processions, qui débouchent devant le balcon même d’Eva. Vierge parce qu’Eva (ou Eve, la première femme) doit tout réinventer pour exister ? Bien heureusement, tout l’art de Jonás Trueba est d’éviter tout symbolisme lourd : la légèreté, l’insouciance même de l’été sont préservées, d’autant que le film sait capter sa lumière, et cadre admirablement les changements d’espace, faisant jouer les contrastes entre les lieux clos du petit appartement dans lequel Eva s’alanguit et ceux de son errance dans les rues, les places et les jardins. Avec en prime le ciel nocturne et ses étoiles filantes lors de la nuit de San Lorenzo. Un film anti-confinement parfait !

Francis Grossmann

Disponibilité : on peut louer ou acheter Eva en Août sur plusieurs plateformes (CanalVOD, Orange, FilmoTV, Rakuten TV). Le film est disponible à la vente à la FNAC. Une suggestion d’achat a été déposée pour la bibliothèque municipale de Grenoble (Centre ville).

« Eva en août » est votre premier long-métrage distribué en France. Comment en êtes-vous venus à faire du cinéma ? Jonas Trueba : Je viens d’une famille où le cinéma est très présent. Mon père est réalisateur [Fernando Trueba, Oscar du meilleur film étranger pour Belle Epoque en 1994], ma mère productrice. J’ai eu depuis l’enfance une expérience très concrète du cinéma, très quotidienne, sans avoir à en passer par sa dimension fantasmatique. C’est pour cette raison que je me suis très vite orienté vers un cinéma indépendant, une façon artisanale de fabriquer les films. Itsaso Arana : J’ai passé toute ma jeunesse dans l’univers du théâtre et ai fini par monter ma propre compagnie, La Tristura, en 2004. Du coup, le cinéma est resté pour moi quelque chose d’exotique. Je le vois comme un cadeau qui m’a été fait, une possibilité d’étendre ma palette d’actrice. Vous avez écrit le film ensemble. Comment cela s’est-il passé ? I. A.: Jonas m’avait parlé de cette atmosphère particulière qui règne à Madrid l’été, qu’il y avait sans doute un film à faire à partir de cela. J’avais joué dans son précédent film, La Reconquista [2016], et nous avons eu envie de prolonger ce travail ensemble, ce qui m’a permis de me jeter à l’eau. Bien sûr, j'avais déjà écrit et mis en scène pour le théâtre, mais sans cela, je n’aurais jamais osé écrire un scénario. J. T. : J’ai beaucoup d’intérêt pour cette période, la première quinzaine d’août, où Itsaso et moi avons tendance à rester à Madrid, alors que nos familles et amis désertent la ville pour fuir la chaleur. C’est un moment particulièrement cinégénique où la lumière, le calme, mais aussi les fêtes populaires de chaque quartier s’allient pour créer une sorte de temps suspendu, plein de hasards et d’opportunités, de choses qui ne peuvent arriver que dans ces conditions-là. Le film semble très ouvert. Vous avez souvent tourné dans la rue, au milieu des passants. Quelle est la part du prévu et de l’imprévu ? J. T. : Atteindre ce sentiment d’imprévu, de hasard contrôlé, c’était ce que nous visions et la grande leçon du cinéma moderne, de cinéastes comme Abbas Kiarostami, dont les films donnent l’impression de s’inventer en direct. Comme le préconisait Jean Renoir, l’art consiste à assumer l’artifice, la construction, la manipulation, tout en laissant une brèche ouverte pour que la vie puisse s’y insérer, qu’elle marque la fiction de son empreinte. Notre but était donc de nous insérer dans la réalité des fêtes de quartier et de trouver le bon équilibre pour l’articuler aux besoins de la fiction. I. A. : Mon personnage se plonge dans la foule, parmi les passants. Il s’agissait de se tenir disponible à ce que le réel pouvait nous apporter, de laisser les choses venir. Cela pouvait contrecarrer parfois ce qu’on avait écrit, mais le cinéma, ce n’est jamais rien d’autre que cela : s’adapter à l’imprévu et en tirer le meilleur.

Extrait d’une interview du cinéaste et de son actrice principale, parue dans le Monde du 5 août 2020

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