Masculin, Féminin

Mercredi 4 mars 2015, 20h
Masculin, féminin
Jean-Luc Godard (France - 1966)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

Masculin féminin est " un film qui invente le reportage imaginaire dans la réalité
ou le reportage réel dans l'imagination: quelque chose qui serait au
cinéma narratif ce que 
Nadja de Breton est au roman."
Alain Jouffroy [Dossier de presse du film].

Jean-Luc Godard sur son film
" Je suis un enfant de la décolonisation. Je n’ai plus aucun rapport avec mes aînés qui sont les enfants de la Libération, ni avec mes cadets qui sont les enfants de Marx et de Coca-Cola. C’est le nom que je leur donne dans le film. Ils sont influencés par le socialisme, pris dans un sens économique très moderne, et par la vie américaine. La lutte des classes n’est plus telle qu’on nous l’a apprise dans les livres. Autrefois Mme Marx ne pouvait pas être mariée avec M. Coca-Cola, aujourd’hui on voit beaucoup de ménages comme ça."
[JLG, Le Monde, 22 avril 1966].

Edgar Morin surMasculin féminin
Jusqu'à là, on pensait que l'au-delà de la fiction était le documentaire, et que l'au-delà du documentaire était le film de fiction. Ici, avec Masculin féminin, nous sommes en même temps au-delà du réalisme de fiction et du cinéma-vérité documentaire, c'est pour moi la première réussite de ce cinéma-essai qui depuis des années se cherche.
Antoine de Baecque, Godard, Biographie [Pluriel, 2011, p. 308].

La présentation du film par Antoine de Baecque
Si Masculin féminin est juste, c’est qu’il parvient à saisir les signes éphémères du contemporain à travers le prisme de l’enquête. L’enquête est présente à l’image, mais elle est également source d’information, objet de critiques, et méthode de travail, puisque le cinéaste a réuni l’essentiel de sa matière et de ses dialogues en interviewant lui-même les cinq acteurs principaux de son film :
J’ai parlé avec eux, avec elles, et c’est le texte des interviews qui sert souvent de dialogues. Il est plus facile de parler avec les jeunes qu’avec les adultes, qui ont trop de problèmes personnels à résoudre. Ce qui m’a frappé, c’est leur manque de précision sur les sujets graves, le refuge permanent dans les généralités. Les filles d’aujourd’hui parlent toujours par généralités, sauf si on leur demande quelle marque de bas elles portent, ou quel genre de soutien-gorge. Mon film pourrait s’appeler À la recherche des enfants des années 60. Masculin féminin inaugure en ce sens une nouvelle série chez Godard, l’enquête sociologique. Mais celle-ci finit toujours par être un échec, même si elle parvient à souligner des vérités profondes, sans pour autant atteindre à la description « objective » d’un groupe social ou d’une situation donnée. C’est là une façon de filmer l’enquête en même temps que sa critique. Alain Jouffroy, critique d’art qui écrit un texte sur Masculin féminin à la demande de Godard, pour le dossier de presse, parle « d’un film qui invente le reportage imaginaire dans la réalité ou le reportage réel dans l’imagination : quelque chose qui serait au cinéma narratif ce que Nadja de Breton est au roman ». Ainsi Jean-Pierre Léaud mène-t-il l’enquête, après avoir été vaguement journaliste et écrivain. Il travaille pour l’IFOP et fait parler : « À quoi rêvent les filles à Paris ? » Il rencontre « mademoiselle 19 ans », Elsa Leroy, jeune femme qui vient d’être élue la plus représentative par le magazine Mademoiselle âge tendre, et l’interroge. « Dialogue avec un produit de consommation », dit le carton, impitoyable.
[On peut lire l'article d'Antoine de Baecque dans le fichier en attaché].

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Les Amours Imaginaires

Mercredi 11 mars 2015, 20h
les Amours imaginaires
Xavier Dolan (Canada - 2010)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

Xavier Dolan n'est pas un génie. Ce n'est pas non plus un fumiste ni une saveur du mois. C'est un réalisateur, un vrai, un cinéaste jeune qui fait des films de son âge une qualité plus rare qu'il n'y paraît dans une industrie nord-américaine où des quinquagénaires font, en série, des films prétendument pour ados. Réglons la question de l'âge : Truffaut avait 26 ans lorsqu'il écrivit Les 400 coups, Carax en avait 23 lors du tournage de Boy Meets Girl et Forcier, également 23, lorsqu'il conçut Le retour de l'immaculée conception. Il est curieux qu'à notre époque où le jeunisme fait loi, on s'étonne de ce qu'un créateur de moins de 30 ans ait quelque chose à dire et sache comment le dire. Avec ses intuitions flamboyantes et ses maniérismes agaçants, avec sa fausse désinvolture et sa sincérité maquillée, Les Amours imaginaires confirme que Dolan est un cinéaste affirmé qui a un univers, une voix, un vrai regard sur le monde. C'est déjà beaucoup, à n'importe quel âge.[...]
Nous sommes ici au cinéma, pas dans la littérature filmée, ni dans la sociologie en images. Les personnages des Amours imaginaires n'existent qu'à l'écran, et seulement dans le contexte de cette histoire de triangle amoureux. Leur travail, leur famille, leurs amis, leur passé, leur avenir n'ont aucune importance. Ne compte que ce flux amoureux qui circule et l'univers dans lequel il s'inscrit qui, bien avant d'être à Montréal, en 2010, est celui de la planète cinéma. Musset, Dalida, Koltès, Michel-Ange, le Bauhaus sont appelés, mais ce sont les citations au 7e art qui forment le coeur de cet opus créé par un enfant de l'image. Né en 1989, Dolan n'est pas seulement un enfant de Musique Plus et du web, il est le fruit d'un siècle d'images qui, de Man Ray à Gus Van Sant, en passant par Audrey Hepburn, James Dean et Cocteau, trouve ici une expression aussi tendance qu'assumée. Les citations abondent, mais elles sont porteuses de sens. [...]
Cinéaste d'aujourd'hui, il sait filmer l'attente, le désir, la frustration, mais aussi les arbres, les ombres et les nuques. On zyeute ces dernières, on les caresse, on les gratte, on les tend : sous l'oeil amoureux de la caméra, la nuque devient une métaphore du désir. Ce n'est pas l'idée du siècle (on se souviendra, entre autres, de celle de Vanessa Paradis dans Noce Blanche, et de celle de Paul Newman, dans tous ses films), mais c'est une idée de cinéma qui atteint son but. Ceci dit, les « défauts » du cinéaste ne sont pas ceux qu'on retrouve souvent dans le cinéma québécois (images léchées, message appuyé, récit laminé par le rouleau compresseur des institutions). Ce ne sont pas non plus ceux du cinéma français ou ceux du cinéma américain, indépendant ou non. Nord-américain de sensibilité européenne (comme dit l'autre!), Dolan a des défauts qui lui appartiennent et le définissent. Si ce n'est pas la marque d'un créateur... Tout en jouant à fond la carte de la séduction, fût-elle à rebrousse-poil, il n'essaye pas de plaire à tout le monde et à son voisin. Et l'urgence palpable dans Les Amours imaginaires (tout comme dans J'ai tué ma mère) apporte un vent de fraîcheur salutaire dans un cinéma national trop souvent consensuel. Avis aux intéressés, ce film-ci ne fera pas l'unanimité, et c'est tant mieux.
[Extraits de l'article d'Eric Fourlanty qu'on peut lire dans son intégralité dans le fichier en attaché].

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Café Lumière

Mercredi 18 mars 2015, 20h
Café Lumière / Kôhi jikô
Hou Hsiao-hsien (Japon/Taïwan - 2004)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

Ce Café Lumière, beau comme un matin prometteur.”
Sylvain Coumoul [Cahiers du Cinéma, n° 596 (déc. 2004), p. 30-32].

Le tout compose une mélodie d’une telle douceur, d’un tel naturel ;
la ligne du film est si claire, si pure que le réel suscite un effet de
stupéfaction, voire de fascination.”
Jean-Christophe Ferrari, [Positif, n° 526 (déc. 2004), p. 6-7].

Hou Hsiao-hsien sur son film
« Le grand studio japonais Shochiku m'a proposé d’écrire et de réaliser un long métrage à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Yasujirô Ozu. Jamais je n'aurais imaginé avoir un jour une telle chance. Je suis un réalisateur taïwanais. Même si je suis allé une vingtaine de fois au Japon au cours de ces vingt dernières années, je n'y habite pas. J’y suis un étranger. C’est donc instinctivement que je remarque les particularités du pays et de ses habitants. Dans mon observation de la vie japonaise, j’allais prendre un risque considérable : celui de passer à côté de la réalité. Or, je suis persuadé que la vérité du quotidien constitue la véritable base d'un film... Je craignais donc que ma perception du pays ne paraisse quelque peu superficielle. Mais finalement, c’est en termes très simples que je me suis interrogé : pourquoi tourner, moi, un film japonais ? Dans une langue que je ne comprends pas... Ma réponse fut plus simple encore : parce que j'en avais le désir. Et de tout mon cœur. »

Extraits de la critique de Vincent Ostria
L’Asie ! l’Asie ! l’Asie ! l’Asie !… C’est par cette exclamation mallarméenne qu’on pourrait célébrer le cinéma d’Extrême-Orient, fer de lance culturel du changement de polarité mondiale qui s’annonce. A l’est toute ! Radicalisme esthétique rime désormais avec Asie. Après l’amour en fuite de 2046, la maladie tropicale thaïe, la cyber-innocence d’Oshii, voici que Hou Hsiao-hsien construit un pont entre deux écoles asiatiques, entre deux îles, la sienne, Taiwan, et le Japon. Le prétexte officiel de Café Lumière est une commande de la Shochiku dans le cadre d’un hommage à Yasujiro Ozu, mort il y a quarante et un ans. Ce n’est certes pas un hasard si l’on s’est adressé à HHH. Voilà longtemps, nous avions décelé des airs de famille entre le cinéma de Hou et celui de Ozu. Dans ma critique de Un temps pour vivre, un temps pour mourir, je voyais l’influence d’Ozu dans cette tendance de HHH " à mettre les choses à plat, ce filmage frontal et ce goût du plan-séquence ". Je terminais mon article ainsi : " Il est clair que HHH n’a qu’un but, le plus ambitieux : faire entrer toute la vie dans un film." Réflexion à laquelle fait écho celle de Hou sur Ozu : " Il ne raconte pas de simples histoires familiales, son propos est plus ample. Ozu raconte le Japon tout entier…"[...]
Café Lumière donne à voir le réel avec une acuité aveuglante, tout en montrant une relative sérénité par rapport aux films précédents du cinéaste, dont le moteur était l’inquiétude. Trivialité de la vie de Yoko, cernée avec autant de maniaquerie que de poésie. On ne peut pas oublier un détail aussi gracieux que la manière dont elle drape son rideau au lieu de le tirer complètement. Mais on ne peut pas pour autant parler de vérisme. Sur ce plan, HHH est battu par une cinéaste coréenne, Gina Kim, dont le journal filmé a un sens de la banalité presque insoutenable. Avec Café Lumière, on voit simplement mieux. On voit le monde comme dans une loupe, plus profondément, plus intensément que dans n’importe quel autre film. Le plan récurrent d’immeubles et de voies superposées où se croisent différents trains ­un peu l’équivalent des plans de coupe paysagers chez Ozu ­possède une extraordinaire force expressive. C’est de l’hyperréalisme en 3D. Pour HHH, Café Lumière est sans doute une œuvre de transition, peut-être en raison même de cette limpidité extrême. Beaucoup de silences et de non-dits, certes, dans la famille de Yoko, mais pas de réelle zone d’ombre ni de manipulation. Le film décrit un entre-deux, un moment de latence chez les personnages. Yoko attend un enfant, elle ne sait pas encore ce qu’elle va faire. Repartir (à Taiwan) ou rester ? Son père remarié reste mutique ; son copain Hajime est un peu flasque. Hou Hsiao-hsien ne fait que passer au Japon, comme un usager des transports en commun. Et peut-on rêver d’un meilleur transport en commun au Japon que ce film, qui nous plonge dans la fascination du "vierge, du vivace et du bel aujourd’hui" ?
[Les Inrocks, 01 janvier 2004]

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La Fièvre dans le Sang

Mercredi 25 mars 2015, 20h
La Fièvre dans le sang / Splendor in the Grass
Elia Kazan (USA - 1961)
Salle Juliet-Berto (Place Saint-André, Grenoble)

« Je crois que, de tous mes films, c'est le film qui a le plus de maturité dans son dénouement.
Quand elle lui rend visite chez lui et qu'il est marié - il y a quelque chose là qui est beau.
Je ne le comprends pas vraiment. Cela va plus loin que tout ce que j'ai fait - c'est venu comme ça."
Elia Kazan, Le plaisir de mettre en scène, G3J (2010), p. 227]

Elia Kazan vu par ses pairs
Pour Stanley Kubrick, dans les années 50 il [Elia Kazan] était « le meilleur metteur en scène que nous ayons en Amérique ». Robert Aldrich le considérait alors comme « le plus audacieux de nous tous dans les choix de ses sujets ». Nicholas Ray, en écho à la majorité de ses confrères, voyait en lui le plus grand directeur d’acteurs aux Etats-Unis ; et John Cassavetes, au milieu des années 70, n’aurait accepté de jouer que sous sa direction. La jeune critique française n’était pas en reste : François Truffaut louait Baby Doll, Robert Benayoun A l’Est d’Eden, Roger Tailleur Le Fleuve sauvage, et Jacques Rivette La Fièvre dans le sang. Elia Kazan n’a cessé, depuis, d’exercer son pouvoir magnétique, suscitant l’admiration de cinéastes aussi divers que Marguerite Duras ou Catherine Breuillat, et influençant la génération des indépendants américains dans les années 70. Ce sont Martin Scorsese et Robert De Niro, ses héritiers, qui lui remirent son Oscar d’honneur à Hollywood en 1999.
Dossier Elia Kazan, Positif, n° 518 (avril 2004).

Le cinéma d'Elia Kazan
Savoir gré à Kazan d’avoir découvert Brando et James Dean, deux acteurs de légende qui ont déplacé un temps l’imaginaire d’Hollywood, ce qui n’est pas rien. Se rappeler que c’est Kazan qui leur a permis, à l’un comme à l’autre, de signer au moins un bon film : Un tramway nommé désir, avec sa belle théâtralité, et A l’est d’Eden, le seul James Dean où passe un souffle de vérité, et qui vaut bien l’interminable slogan d’images de Nicholas Ray, La Fureur de vivre. Kazan était aussi amateur de femmes, de jolies femmes. Dans Splendor in the Grass (La Fièvre dans le sang), il suffit de quitter l’attachante Natalie Wood, la fiancée d’amour de Warren Beatty, de s’attarder plutôt sur les deux autres filles du film pour s’en convaincre. Quand le jeune Beatty abandonne sa fiancée par lâcheté de classe, il épouse une belle Italienne, jouée par la ravissante et sensuelle Zohra Lampert. Mais c’est la sœur de Warren Beatty qu’il faut regarder. Dans le film, elle se suicide. Dans la vraie vie, le cancer l’a emportée. C’est Barbara Loden, l’une des nombreuses épouses de Kazan, et l’auteur de Wanda, l’un des seuls vrais autoportraits de femme du siècle dernier (avec Deux fois de Jackie Raynal et Je, tu, il elle, de Chantal Akerman). Louis Skorecki, Libération (Mardi 17 décembre 2002).

Délicat et cruel, un des plus beaux films d’Elia Kazan
Placé entre Le Fleuve sauvage et America America, La Fièvre dans le sang appartient à la meilleure période, éperdue et vigoureuse, de Kazan. Dans les années 30, un jeune homme et une jeune fille voient leur histoire d’amour entravée par la morale puritaine qui interdit jalousement l’assouvissement des désirs. Les effets maladifs du puritanisme, lorsque l’oppression provoque une honte de soi qui mènera la jeune fille à la dépression et le jeune homme à la rage, sont ici poussés à leur comble, sous un versant étonnamment intime dans le cadre d’un cinéma encore hollywoodien. Natalie Wood offre ses traits impétueux à cette jeune fille, tandis que le physique de jeune premier blanc-bec de Warren Beatty se prête génialement à la souillure. Le système de l’Actors Studio est utilisé de manière paradoxale, à la fois magnifié et délaissé : il sert l’intensité de la représentation de la névrose tout en étant tenu à distance par la critique du système social qui a créé ces souffrances juvéniles. La vraie cruauté n’est pas celle de la stagnation névrotique, mais celle du changement d’époque. Autrement dit, les décors naturels et le temps qui passe imposent à la fois une réelle cruauté et une réelle liberté à des personnages qui seraient artificiellement condamnés dans le système du huis clos (du type, disons, d’Un tramway nommé désir). La mise en scène associe la maîtrise olympienne du temps, qui périme sans pitié les croyances morales d’une époque, et le sens du détail calamiteux, qui sanctionne les thuriféraires de cette même époque (le suicide miteux du père magnat). L’épilogue, qui déploie main dans la main le tact et la cruauté, met face à face, des années plus tard, Warren Beatty et Natalie Wood. Elle, encore convalescente, est sortie victorieuse de l’épreuve, lui, amoindri. La commune compréhension de ce qui fut le sacrifice de leur jeunesse les unit avant que la commune compréhension d’une issue opposée ne les sépare, cette fois définitivement.
Axelle Ropert, Les Inrockuptibles, n° 594 (16 août 1970).

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